mercredi 25 septembre 2024

RECOMMANDATION DÉCOUVREURS : LE TUTOIEMENT DES MORTS D’ALEXANDRE BILLON À L’ARBRE VENGEUR.

 

« - Est-ce que tu aimes la vie ?

C’est la question qu’il me posa alors et c’est la scène où j’ai bu et rebu en secret toute ma vie. Une question brutale, un peu trop grande pour l’enfant que j’étais. [1]»

 

Récit autobiographique, roman philosophique, posthume déclaration d’amour, autofiction poétique ou comme le présente son éditeur, essai confessionnel, ce Tutoiement des morts du poète[2] et professeur de philosophie Alexandre Billon, paru à l’Arbre vengeur, pour difficile qu’il soit à définir avec exactitude, tant il se joue avec une tranquille assurance des codes traditionnels, est un ouvrage avant tout fortement personnel, un de ces ouvrages qui nourri en profondeur de toute une histoire, une expérience, une connaissance inquiètes de la vie, tente de répondre à certaines des interrogations fondamentales qui si elles se sont bien et durablement posées à son auteur, nous concernent en fait tous.

L’insécurité matérielle et/ou affective dont souffrent les enfants du fait par exemple de la maladie, du manque d’attention, de présence, voire même de l’instabilité sociale ou émotionnelle de l’un ou l’autre de leurs parents a sur eux des répercussions durables. Psychologiques, bien sûr, physiques naturellement[3], elles peuvent également prendre une forme philosophique voire, et c’est l’un des aspects les plus originaux sur quoi insiste l’ouvrage d’Alexandre Billon, une dimension métaphysique.

Retrouvant après quelques années son père parti peu après sa naissance, le petit Alex ne le reconnait pas et n’est pas loin de le considérer comme un imposteur. Il lui faudra beaucoup lui-même vieillir pour s’accommoder à son existence, établir avec lui  une relation apaisée, ce père étant malgré son intelligence, son exceptionnelle créativité, psychologiquement autant que socialement, bancal. Inventeur sans brevet, psychiatre d’exception radié par l’ordre des médecins, malade drogué à divers médicaments dont l’effet sur lui se révèle parfois désastreux, locataire d’un petit appartement de banlieue dont les meubles finiront emportés par les huissiers, conducteur hasardeux qui finira d’ailleurs sur la pile d’un pont qu’il aura préféré emboutir plutôt que de mettre en danger les occupants d’une voiture arrivant en sens inverse, capable aussi bien de rester dans sa chambre prostré pendant des heures voire des jours que de disparaitre sans donner de nouvelles, le père d’Alex n’est assurément pas de ceux qui rassurent. Vous aident à voir la vie de la façon la plus confiante et sereine surtout.

Alors comment dire à ce père, qui aussi, à travers l’espèce de cabinet d’aventures et de curiosités en quoi il transforme parfois autour de lui l’espace, ouvre à son fils les portes de l’imaginaire et de l’immense et merveilleux chantier que peut être le monde, qu’on l’aime. Qu’on l’aime quand même. C’est-à-dire en dépit ( à cause ? ) de toutes ses faiblesses, ses manques et surtout de la constante alarme qu’il génère.  Ce sera le rôle du livre que d’inventer par delà la mort une radicale et bouleversante façon de le faire.

Mais ce qui fait la singulière richesse de ce livre que sa quatrième de couverture présente comme un roman d’amour qui ne dit pas son nom, est la façon dont l’exposé des relations complexes entre le père et le fils intègre des interrogations quasi métaphysiques tout en s’appuyant sur une écriture qu’on peut qualifier de presque constamment poétique. Combinant le point de vue de l’enfant à celui de l’adulte qu’il est devenu, Alexandre Billon réussit le tour de force d’interroger en toute intelligence les questions essentielles de l’être en conservant comme le tremblement, l’ouverture à la fois inquiète et émerveillée des tout premiers regards d’enfant.

Je ne dresserai bien sûr pas ici l’inventaire des réflexions auxquelles se prête l’ouvrage. Mais une question ici domine, celle en fait de l’opposition entre le cœur et l’esprit. L’esprit qui peut nous conduire à douter de tout. Jusqu’à sa propre existence. Et la valeur même de la vie. Le cœur qui à l’inverse  rapproche. Sans jamais balancer à propos de ce qu’il aime.

Face aux doutes de son génie de père qui va jusqu’à remettre en cause l’existence du monde, le petit Alex aura cru qu’il lui fallait aimer assez la vie pour deux. Lourde tache. Dont l’ouvrage nous montrera comment lentement mais sûrement il se délivre. Jusqu’à comprendre « qu’on voit très mal tout ce qui compte, de loin ». Qu’il importe d’apprendre ou réapprendre, comme un enfant, à voir du point de vue de chaque chose, même des morts, en lui prêtant son cœur. Son cœur tout seul confirme la dernière phrase du livre. Sans l’aide de l’esprit.

Une leçon qu’on dira peu commune de la part d’un philosophe.

Heureusement poète, aussi.



[1] P. 133

[2] Il a obtenu le Prix des Découvreurs en 2019 pour Lettes d’une île. Voir : http://lesdecouvreurs2.blogspot.com/2018/06/cahier-dextraits-prix-des-decouvreurs.html ) Voir aussi surtout notre note de lecture sur Comptines de l’inexistence : http://lesdecouvreurs2.blogspot.com/2022/12/philosophie-de-nos-vies-vulnerables.html

[3] Voir cet extrait, p. 269 et suivantes :

« Avant de la (son actuelle épouse, Anaïs) connaître, j'étais périodiquement terrifié par des douleurs mystérieuses assiégeant sans raison chaque parcelle de mon corps. Elles étaient comme un mauvais œil posé sur moi, toujours dans mon dos, et je n'arrêtais pas de me retourner. Je finissais par abandonner, sans défense, tête blottie, cachée sous une fine pellicule de peau noire. En rencontrant ma bien-aimée, j'ai fermé les yeux, et plus aucun regard ne m'épiait. J'ai toujours mal parfois, mais j'ai seulement mal maintenant, je n'ai plus peur et c'est bien mieux.

Cet été ce sont les coudes et le dos. En attendant les miens, je cherche des remèdes sur le web. Je tombe sur un nouveau médicament miracle. Il s'en prend, paraît-il, à la racine du nerf. C'est un antiépileptique auquel on a trouvé de nouveaux usages. En creusant un peu je vois que ça agit bien en profondeur dans le cerveau, que ça rend accro, qu'on ne sait pas bien si ce n'est pas le vice des laboratoires pharmaceutiques qui fait prescrire ces choses. Je lis que la date d'autorisation de mise sur le marché est de 2004 et tout d'un coup je me souviens. Mon père allait chercher des antiépileptiques en Suisse, pour soigner ses acouphènes. Ils n'étaient pas encore vendus en France. On était peut-être en mille neuf cent quatre-vingt-dix-sept. L'année où je lui ai présenté mon amour triste, l'année où je lui ai écrit.

Je lis la notice Wikipédia sur ces antiépileptiques suisses. Ils sont indiqués contre l'anxiété, les acouphènes en effet, les maux de tête. Dans la rubrique « autres effets », enfin : « la gabapentine est parfois utilisée comme drogue récréationnelle.» Je pense qu'il l'utilisait effectivement comme une drogue, comme il utilisa les amphétamines ou l'héroïne et tout un tas de choses, mais que ce n'était pas « récréationnel » du tout. C'était bêtement thérapeutique. Des médicaments indomptés : voilà ce que représentait la drogue pour lui. De petites pilules sauvages contre l'anxiété. Contre ses mille visages de corps cassé. Maux de dos, maux de tête, épuisement, insomnies, névralgies. Acouphènes.

J'ai eu moi aussi des genoux fous, un dos fou, une gorge, un coude, une épaule, et un estomac fous. J'en ai passé des printemps et des étés au lit. On comprend un peu avec le temps. Les médicaments qui ne marchent pas, les médecins du sport qui disent d'arrêter le sport, les super-experts qui trouvent des maladies rares, le goût du suicide comme du sang dans la bouche, la nuit, du fer rouillé, les psychiatres qui disent de refaire du sport, les super-experts qui parlent de maladies banales, les médicaments qui marchent un peu, la musique de Bach et de Haendel, les grandes orgues du cerveau qui s'activent, les pleurs enfin, la grande faim, l'écriture, les dessins, la belle fringale des doux ressuscités, et l'âme rachitique qui sourit enfin, devant de bons hamburgers d'âme, ketchup de l'amour, promenades, petits poèmes.

Parfois je me demande si ce n'est pas pour mieux comprendre, pour écrire de nouvelles lettres essentielles à mon père avec des mots de genoux dolents et des mots de fatigue, des mots de vague connaissance de la mort dans la vie, pour dire papa, c'est pas grave, je connais, tu sais ; pour pardonner; pour me mettre un peu mieux à sa place que je me suis joué tous ces mauvais tours de ventre, de coudes et d'articulations stupides.

 

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