Paul Le Jéloux est apparemment de
ces poètes que l’intérêt que présente leur œuvre n’aura hélas pas empêché
d’être vite oublié. J’écris apparemment, car avant que sa nièce ne
m’envoie le poème que je tiens aujourd’hui à partager sur ce blog, son nom n’était
resté pour moi qu’un nom.
Grâce à l’assez long et chaleureux article que lui a consacré Jean-Yves Masson dans son Dictionnaire de Poésie, de Baudelaire à nos jours et à la lecture de certains de ses textes, trouvés en accès libre sur le net, j’entrevois maintenant un peu mieux le poète qu’il fut. Poète rare, comme, dans le dernier quart du XXème siècle, en effet le furent ceux qui, se tenant « à distance aussi bien du néo-académisme que des recherches de l’avant-garde » ont continué d’avoir confiance dans le pouvoir des mots et dans leur capacité à transmettre une expérience qui ne soit pas que d’écriture.
Je ne sais si cette Forêt du mal , poème tiré du recueil intitulé Vin d’amour, paru en 1991 chez Obsidiane, qu’on découvrira ci-dessous, est parfaitement représentative d’une œuvre, dont Jean-Yves Masson écrit encore qu’elle se rejoue sans cesse, posant à chaque poème, sur le monde, un regard qui ne tient rien pour acquis. Mais on y sent que le désespoir, l’intime et parfois terrible conscience du manque, n’empêchent pas Paul Le Jéloux de célébrer les « fruits superbes » laissés toujours malgré tout à portée.
Parole hardiment tendue vers, donc et non repliée sur, l’œuvre de Paul Le Jéloux, disparu en 2015, me semble de nature à pouvoir encore ouvrir pour nous des espaces, un paysage, comme un rivage, fraternels.
La forêt du mal
Ce ne sont pas les couteaux de la mort
ni les rides au front qui me terrifient,
c'est l'enfer de ces jours sans passion,
sans borne dans le désespoir d'une seule vie
de pitié, de honte, de larmes,
qui me donnent envie de crier mon angoisse,
de déchirer ce vide qui parcourt mon coeur
comme un incendie qui grimpe et danse
dans une chambre, depuis le parquet jusqu'au plafond.
La rumeur de vivre est au bas de la rue
et les jardins sont dans le grand dehors,
et le soleil est au zénith au-dessus des corps jeunes ;
les oiseaux clabaudent et font la ronde à contre-temps
sous l'ample versant céleste. Tout est si près,
et pourtant les jours comptent. Ils se noient comme des sous
dans la rivière. Et la rumeur monte de loin
qui survient du monde naturel, de la bienheureuse enfance,
du matin du premier jour. Tout est animé de grâce, d'ivresse royale,
de vérité. Mais la chape du coeur malheureux, de la non-valeur,
de l'antique désastre, ronge mes os jusqu'à la moëlle,
me fait perdre le fil, et me confond avec les ombres qui me suivent.
Je suis à la croisée des chemins. Une route mène vers la plus pauvre
aurore qu'il faudra suivre en arpentant, en se courbant,
jusqu'à la clairière où se vide le poids de la forêt du mal.
Mes talons sont les jours, et l'angoisse, elle aussi, l'ange qui vole.
Je tâche de me divertir, de ne manquer à aucun prix le spectacle
des pieds foulant l'astre blanc d'une délivrance plus haute
que tous les vains mensonges. Mais la nuit a répondu
à celui qui la cache: "Tu es de si loin revenu, pose ta tête
sur cette image qui fut donnée au premier homme,
pour que jamais il ne s'attache aux idoles imparfaites ;
enfouis-la au fond de ton coeur, de ton sang,
et goûte enfin aux fruits superbes dont ton manque est la vie."
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