dimanche 13 octobre 2024

TRADUIRE VIRGILE. INTÉRESSER L’OREILLE AU MOINS AUTANT QUE L’ESPRIT


 

On trouvera en cherchant un peu sur le net le texte intégral de ces Variations de Paul Valéry que les éditions Gallimard présentent comme le « testament poétique » du poète. En voici le tout début de façon à possiblement attiser la curiosité du lecteur. Et raviver en lui le souvenir enfoui de l’imparfait du subjonctif.

 

VARIATIONS SUR LES BUCOLIQUES

 

Il m’a été demandé par un de mes amis, au nom de quelques personnes qui veulent en faire un beau livre, de traduire les Bucoliques à ma façon ; mais, soucieuses d’une symétrie qui rendît sensible au regard leur dessein de composer des pages d’une noble et solide ordonnance, elles ont pensé qu’il convenait que le latin et le français se correspondissent ligne pour ligne, et elles m’ont proposé le problème de cette égalité d’apparence et de nombre.

 

La langue latine est, en général, plus dense que la nôtre. Elle n’use pas d’articles ; elle fait l’économie des auxiliaires (du moins à l’époque classique); elle est avare de prépositions; elle peut dire les mêmes choses en moins de mots, elle dispose d’ailleurs des arrangements de ceux-ci avec une liberté qui nous est presque entièrement refusée, et qui fait notre envie. Cette latitude est des plus favorables à la poésie, qui est un art de contraindre continûment le langage à intéresser immédiatement l’oreille (et par celle-ci tout ce que les sons peuvent exciter par eux-mêmes) au moins autant qu’il ne fait l’esprit.

 

Un vers est à la fois une suite de syllabes et une combinaison de mots ; et comme cette combinaison doit se composer en un sens probable, ainsi la suite de syllabes doit se composer en une sorte de figure pour l’ouïe, qui s’imposât, avec une nécessité particulière et comme insolite, à la diction et à la mémoire, du même coup. Le poète a donc à satisfaire constamment à deux exigences indépendantes, de même que le peintre doit offrir à l’oeil pur une harmonie, mais à l’entendement, une ressemblance de choses ou d’êtres. Il est clair que la liberté de l’ordre des mots dans la phrase, à laquelle le français est singulièrement opposé, est essentielle au jeu de la versification. Le poète français fait ce qu’il peut dans les liens très étroits de notre syntaxe ; le poète latin, dans la sienne si large, à peu près ce qu’il veut.

 

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