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Rien de nouveau bien entendu sous le soleil. Toujours il se sera trouvé des auteurs plus ou moins reconnus, souvent moins que plus, pour condamner l’aveuglement de leurs contemporains en matière de goût et la pauvreté des productions éditoriales de leur temps. Préparant ce court billet de blog je tombe ainsi sur cette figure à première vue bien intéressante de Jean-Marie Chassaignon, (Lyon 1743, Thoissey 1796), auteur comme chacun sait des Cataractes de l'imagination, déluge de la scribomanie, vomissement littéraire, hémorragie encyclopédique, monstre des monstres, sous le pseudonyme d’Épiménide l'Inspiré, prétendûment publié dans l'antre de Trophonius au pays des Visions (1779), où je trouve ceci[1] : « Il en vrai qu'on empoisonne le public de fades productions; mais dans la république des Lettres, ce crime n'est point puni. Il est permis aux mauvais Ecrivains de faire des livres, aux sots de les lire, & aux Libraires de les vendre le plus chèrement qu'ils peuvent. Hé comment vivrions-nous, dit le Libraire, si nous faisions autrement ? Comment feroit cette foule d'Auteurs & de Correcteurs qui ne subsistent que des sottises dont ils barbouillent du papier ? Il est dans tous les métiers des Charlatans. Les mauvais Ecrivains sont les Charlatans de la république des Lettres leurs drogues se vendent souvent mieux que les ouvrages des plus Grands hommes.... Si l'on n'imprimoie que des Oeuvres sublimes, la moitié des libraires de l'univers mourroit de faim & l'autre moitié ne seroit pas trop bien dans ses affaires. […] D'ailleurs les plus minces Ecrits peuvent être d'usage. Et dans ce siècle où la foule des Ecrivailleurs est si grande, où tout le monde a droit de prétendre à la rosette du bel-esprit, il ne seroit point surprenant qu'il fût du bon ton d'écrire trivialement. Qu'on consulte le célèbre Anglois, Martin Scribler, dans son Art de Ramper en poésie.[2] »
Tout cela dont on nous rebat les oreilles depuis des siècles, ne serait rien s’il existait une critique littéraire vraiment digne de ce nom. Si les intelligences réelles de ceux et celles qui peuplent ce court milieu auquel nous appartenons osaient davantage affirmer ce que leur dicte leur sentiment au lieu de se compromettre dans ce système d’échanges tout fait de faux-semblants, d’arrangements tacites, de courtoisie prétendue, de courtisanerie plus ou moins déguisée, qui me semble s’étendre chaque jour davantage autour de nous.
Merci donc à ceux qui résistent.
Comme par exemple Olivier Barbarant qui, à l’un de ses amis lui réclamant une note de lecture à l’occasion de la parution de son tout dernier livre ose publiquement faire cette superbe réponse : Cher ami, il y a deux choses qui m'ont toujours tétanisé dans les relations de la plupart de nos "confrères", et bien au-delà d'ailleurs dans tous mes rapports sociaux, amicaux ou amoureux... c'est le faux semblant qui ruine l'amitié, ce sentiment de dette réciproque, ce "je te tiens tu me tiens par la barbichette", ces éloges croisés, d'une part, de l'autre cette hantise qui s'empare de ceux qui écrivent, comptant les pages à eux consacrées, s'assurant eux-mêmes de leur propre publicité, tentant désespérément de se faire leur propre agent pour une éternité dont, d'ailleurs, ils se demandent avec angoisse si elle ne durera pas qu'autant qu'ils s'agiteront... Je sais pour ma part qu'il faut éviter absolument de tomber dans ce travers, qu'il faut se tenir à distance de cette rongerie qui tétanise, qui la plupart du temps aigrit, et qui contamine les relations, les corrompt. Cela rend malheureux (puisque chaque fois la rage s'empare de voir que la publicité évidemment tombe sur des produits, et non des œuvres, et qu'on est toujours perdant à décompter les preuves de son existence sociale), cela ruine l'estime de soi (puisqu'on offre l'image lamentable et forcément désespérante de son propre agent de promotion, pour une microgloire dont on ne peut pas se cacher le caractère dérisoire), cela pervertit les relations à autrui (un ami, cela devient celui qui participe de cette réciprocité des reconnaissances et se fait lui-même homme sandwich de vos dernières pages). Il y a en même qui vous expliquent que vous deviez rendre compte de leur livre, puisqu'ils ont rendu compte du vôtre : mais alors, en ont-ils rendu compte parce que votre livre est bon, ou parce qu'ils attendaient un retour…
C’était cette drôle d’année, l’anniversaire de la naissance d’Italo Calvino. L’occasion donc de célébrer de façon plus visible cette grande figure de notre littérature européenne. La maison Gallimard vient de publier ses romans en Pléiade. Mais c’est une autre de ses publications datant cette fois de la fin 2023 qui retient aujourd’hui mon attention. Le Métier d’écrire au titre qui consonne de façon significative avec le célèbre Métier de vivre de Cesare Pavese qui fut à la fois le maître et l’ami de Calvino[3], regroupe dans la belle collection Du monde entier, plus de 300 lettres choisies de celui qui « par son activité d’écrivain, comme à travers sa profession d’éditeur, n’a cessé de s’adresser aux auteurs et artistes de son temps qu’il lisait et qui le lisaient ». Parcourant il y a quelques jours mon fil d’actualités Facebook, je retrouve dans une publication un peu rapide de Pierre Vinclair la donnant malaisément à lire sous forme de photos, une lettre assez extraordinaire du dit Calvino en réponse à l’envoi par un certain Mario Cerroni d’une anthologie de la poésie italienne du milieu du siècle dernier. Pour moi que, comme on l’a vu, déçoit depuis longtemps le spectacle de ces gratulations, congratulations qu’échange à l’envie sur nos tréteaux sociaux une bonne partie des acteurs n’aspirant qu’à se faire une place sur la scène littéraire, qu’indigne aussi quand même un peu ces attributions aux Déroulède du temps de prix à l’intitulé prestigieux, le texte de Calvino revendiquant le droit pour la parole critique de se montrer sincère quitte à ne pas trop faire plaisir, l’attitude aussi de raide ligure d’un homme de lettres ne s’embarrassant pas trop d’euphémismes, de prétéritions, pour exprimer son rejet d’une forme de poésie qui n’a plus rien à dire et se contente de chanter, c’est-à-dire pour lui de faire uniquement des phrases, m’a donné envie de le partager d’une façon moins fugitive que ne l’avait fait Vinclair. Dont je comprends bien au passage ce qui l’a retenu, lui qui définit le poème comme un dispositif pensant dans lequel la rencontre entre la volonté d’énonciation de son auteur et l’ensemble des résistances que lui oppose l’ensemble du système linguistique, se doit avant tout d’être intéressante. Quitte pour l’ambitieux poème à quelque peu déchanter.
Je propose donc ici de rendre plus accessible cette lettre à Mario Cerroni en l’accompagnant d’une présentation de l’ouvrage dans lequel on peut aujourd’hui la trouver ainsi que de quelques autres extraits de correspondance dont une lettre à Pasolini confirmant la belle intransigeance[4] de l’auteur du Baron perché.
Puissions-nous chacun, chacune, en prendre de la graine.
AUTOUR DE CALVINO, VOIR SUR CE BLOG :
http://lesdecouvreurs2.blogspot.com/2023/09/a-propos-de-liguries-ensemble-de-textes.html
http://lesdecouvreurs2.blogspot.com/2023/09/anthologie-decouvreurs-eaux-fortes-de.html
http://lesdecouvreurs2.blogspot.com/2018/09/reprise-herbes-et-murs-ou-conduisent.html
[1] Voir page 147 de l’édition en ligne du livre https://books.google.fr/books?id=80xDmMbVgrAC&printsec=frontcover&hl=fr#v=onepage&q&f=false )
[2] Martin Scribler est un auteur fictif, empruntant son nom au mot anglais scribbler = gribouilleur ou plumitif. C’est un texte à caractère ironique attribué généralement à Arbuthnot et complété par Alexander Pope. Le titre complet est Peri Bathos ou l'Anti-Sublime, c'est-à-dire l'art de ramper en poésie. Publié en 1728, on en trouve une édition française datant de 1999 aux Éditions Sulliver.
[3] Après le suicide de Pavese le 26 août 1950, dans une chambre d’hôtel à Turin, Calvino écrira : Pavese « était non seulement, mon auteur préféré, un de mes amis les plus chers, un collègue de travail depuis plusieurs années, un interlocuteur quotidien, mais un des personnages qui aura été le plus important dans ma vie, celui à qui je dois tout ce que je suis, qui avait déterminé ma vocation, dirigé et encouragé par la suite tout mon travail, influencé ma manière de penser, mes goûts, jusqu’à mes habitudes de vie et mes comportements. »
[4] Si Calvino apprécie le travail de Pasolini il sait aussi se démarquer de certaines de ses positions « politiques ». Ainsi l’idéalisation par ce dernier de la ruralité traditionnelle. Voir « « Je ne partage pas le regret de Pasolini pour son Italie paysanne. Cette critique du présent qui revient en arrière ne mène à rien. Ces valeurs de l’Italie paysanne et paléo-capitaliste avaient des aspects détestables déjà pour nous qui vivions dans des conditions privilégiées ; on ne peut dire autant de ce qu’elles étaient pour des millions de gens qui étaient vraiment des paysans et qui en portaient tout le poids. Il est étrange de dire ces choses en polémiquant avec Pasolini, qui les connaît très bien, mais il a fini par idéaliser une image de notre société ».
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