Qu’ont encore aujourd’hui
à faire les milliards d’hommes et de femmes que nous sommes sur la terre de ce
Frédéric de Gonzague qui, autour de 1530, et très peu d’années aussi avant sa
mort à l’âge de quarante ans, fit décorer pour célébrer sa puissance et magnifier
les sentiments que peut-être il avait pour sa maîtresse, une certaine Isabella
Boschetti, l’extraordinaire Salle des amours de Cupidon et Psyché dans son tout
nouveau Palais de Te, construit sur les bords du Mincio, à Mantoue, par Giulio
Romano ?
Federico voulait sans doute que le monde entier l’admire comme sans doute il s’admirait lui-même, s’étant fait représenter par le grand artiste romain sous la forme de Zeus. Un Zeus, en outre, puissamment monté, saisi en plein ébat avec une mortelle, l’épouse du roi de Macédoine Philippe, le futur père d’Alexandre le Grand. Federico, j’imagine, aurait eu, si l’époque l’avait permis, des millions et des millions de followers sur les réseaux sociaux. Multipliant par là de façon spectaculaire le nombre sans doute assez grand déjà de ses courtisans.
Nous n’avons plus besoin
aujourd’hui d’un Giulio Romano pour célébrer publiquement nos mérites. Un
smartphone suffit. Heureusement. Car le besoin d’être vu, la gestion parmi le
monde de son image, sont devenus pour chacun, y compris les poètes, un besoin
premier.
Il y a quelque chose de
pathétique dans cette façon dont, dans le petit milieu de la poésie, où
justement les grands leviers mis en œuvre par la publicité commerciale de masse
n’interviennent pas ou de façon exceptionnelle, à voir certains, certaines, s’ingénier
à rendre plus visible leur existence et tenter d’accéder à quelque ombre de
notoriété[1].
Cela ne va d’ailleurs pas
sans souffrance. Chacun éprouvant par rapport à d’autres supposés mieux traités
ce mordant sentiment de frustration dont notre époque à fait la reine de nos
passions tristes.
Alors continuant malgré tout d’admirer, quasiment solitaire, une froide journée de novembre, les fresques ô combien pittoresques de Romano sur les murs terriblement bavards de l’assez lourd Palazzo de Te, on en vient à méditer un peu quand même sur la vanité de ces efforts qui sans empêcher la mort, ne délivrent de nous que l’image pitoyable de la facticité de notre relation aux autres comme au monde. Pour ne pas dire à la parole[2].
Comme le jeune Guidobaldo
della Rovere qui devint Duc d’Urbino et eut un jour besoin que le florentin
Bronzino le peignit de façon à mettre en valeur l’avantageuse et conquérante
braguette sur laquelle semble reposer toute sa personnalité, Federico II, qui
avait les moyens, éprouva lui aussi le désir de se voir, au-delà de toute
mesure, flatté. Se laissant assimiler à quelque antique et postiche divinité.
Finalement une forme parmi d’autres, d’aveuglement puis d’imposture.
[1] C’est ainsi qu’on en voit certains, certaines, nous accabler chaque jour de leur image, pour tenter de nous persuader, en dépit du grotesque parfois de leurs textes, de l’extraordinaire élévation de leur pensée. De la profonde et subtile qualité de leurs vers. N’hésitant généralement pas pour cela à se parer des plus prestigieuses références : Rimbaud, Artaud, Thoreau, Pasolini, quand déjà Sully-Prud’homme ou Déroulède amplement suffiraient.
[2] Je semble faire ici peu de cas de l’immense talent sinon du génie du peintre par lequel passe le désir du prince de se voir représenté. C’est là bien entendu le pur espace de l’œuvre. Et même si rien de décisif ne l’atteste je trouve hautement significatif que certains voient dans l’image du personnage aveuglé par la foudre, sensé bien sûr représenter Philippe de Macédoine, l’époux trompé, un autoportrait de Giulio Romano. En matière d’art l’artiste véritable ne doit-il pas demeurer aveugle, indifférent, aux basses motivations à caractère social sinon narcissique qui entourent ou conduisent son œuvre ?
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