C’est toujours un peu Noël à la Cartoucherie. Toujours la même impression d’entrer dans l’univers du Romant comique ou du Capitaine Fracasse, à voir ces roulottes alignées près de l’entrée, ces guirlandes accrochées aux branches et ces flammes s’échappant des hauts barils de métal sensés réchauffer la file des spectateurs attendant sous un velum l’ouverture des portes.
Une fois entré, c’est tout un spectacle auquel on participe, cette fin décembre, en faisant foule autour du bar pour se faire servir par des comédiens en grands tabliers blancs, ce bol de bortsch ou ces pirojkis qui vous préparent à ce qui va suivre et qu’on est venu voir. Déjà on est dans l’ancienne Russie dont la carte s’affiche tout au fond de la salle, empire ogre dont l’étendue immense n’aspire toujours qu’à dévorer les territoires qui le bordent. On partage sa table avec des inconnus de tous âges. L’ambiance est chaleureuse et colorée. Comme pour une fête. Et c’est toute la contradiction de la chose. On vient ici voir une pièce qui traite des malheurs du monde mais on passe aussi là un bon moment.
Ici sont les dragons dont le titre reprend l’expression latine qui sur les cartes anciennes désignaient les terres inexplorées, est une trilogie dont seule la première partie, 1917, La Victoire était entre nos mains, est actuellement présentée. Débutant significativement par la retransmission sur un large écran en fond de scène d’un discours de Poutine justifiant l’invasion de l’Ukraine par la Russie tandis qu’à l’avant-scène la comédienne jouant le rôle de la metteuse en scène crie son dégoût, son aversion pour le maître du Kremlin, cette première partie tente d’expliquer comme le dit Ariane Mnouchkine, « ce qui, au cours des décennies, fabrique un dirigeant, je dirais un homme, tel que Vladimir Poutine ».
La pièce donc explore les diverses circonstances historiques qui auront pu conduire à cette apparente aberration que constitue la tentative d’invasion par un pays immense - le plus vaste de la planète, mais dont la population n’est guère plus importante que celle de deux fois la France et le PIB deux fois moindre que celui de l’Allemagne - de l’un de ses malheureux voisins.
Pour cela, Hélène Cixous qui signe le texte de la pièce et Ariane Mnouchkine qui en assure la mise en scène, remontent au conflit majeur qu’aura constitué la première guerre mondiale qu’elles évoquent par divers tableaux, l’un des premiers nous montrant Churchill sur le front de Picardie en train de dresser le bilan de l’ampleur et des horreurs de la guerre. Elles rappellent les mouvements qui dans la Russie tsariste se multiplient au sein de la population pour protester contre la misère engendrée par la situation. Puis comment une fois la révolution russe engagée les dirigeants de l’Allemagne imaginent faire arriver à Saint Petersbourg - c’est l’épisode du fameux train plombé – un certain nombre d’agitateurs marxistes dont Lénine, de manière à ce qu’ils jouent de leur influence pour obtenir ce désengagement de la Russie qui permettrait aux forces germaniques de n’avoir plus à la combattre à l’est…
Tout cela est bien sûr intéressant. Et donne lieu à une suite de scènes dans lesquelles toute la magie du théâtre trouve à se déployer avec un maximum d’effet pour un minimum de moyens. Shakespeare est convoqué d’entrée avec le passage de trois Baba-Yaga rappelant évidemment les célèbres sorcières de Macbeth. Des trains arrivent sur scène et des cavaliers à cheval. De vastes plaines enneigées abritent quelques soldats aux destinées contraires tandis qu’à l’arrière plan tombent les obus et fument les bourgs incendiés. L’eau de la Neva coule à travers les avenues de Saint-Petersbourg. D’un port s’élèvent les mâts des bateaux des marins mutinés. Des journalistes corrigent leurs articles dans l’ambassade de France juste au moment où le canon qui tonne donne le signal enfin de la révolution. Les changements de décor ici sont impressionnants dans leur vitesse d’exécution et leur divers rendus. Et ne serait-ce que pour cela – j’oubliais ici le choix des masques réalisés par la compagnie pour certains personnages – le spectacle mérite d’être vu.
Le journal l’Humanité à ce qu’on m’en dit a vivement critiqué la pièce. J’ai peu de mal à le comprendre. Malgré la richesse et la précision des faits qu’elle nous relate et qui je le répète sont bien utiles à la compréhension de ce qui en 1917 aura pu contribuer à forger notre présent, le parti-pris d’Ariane Mnouchkine et d’Hélène Cixous est essentiellement d’insister sur le grossier appétit de pouvoir qu’elles prêtent aux principaux dirigeants de l’époque, Lénine d’abord mais aussi Dzerjinski, le fondateur et directeur de la Tcheka et pour finir Staline dont on sait trop peu qu’il fut commissaire aux nationalités dans le Conseil des commissaires du Peuple mis en place dès la prise du pouvoir par Lénine.
All is true, comme l’écrivait Stendhal en tête du Rouge et le Noir, dans ce riche spectacle. Mais comme Ariane Mnouchkine le fait remarquer à deux ou trois reprises, notamment quand elle fait intervenir sur la scène un personnage reprochant à la metteuse en scène de ne pas signaler les résistances d’une partie du peuple ukrainien à l’accaparation du pouvoir par les bolcheviks, on ne peut tout dire dans une simple pièce. Il en va de cette économie de l’attention qui nous gouverne et nous oblige à bien des simplifications. Pour ne pas dire des caricatures. Ainsi si l’accent est bien mis dans la pièce sur la dimension tactique des actes et paroles du chef du premier régime communiste de l’histoire, sur la duplicité qui lui a permis, malgré son caractère minoritaire, d’assurer sa mainmise sur le pouvoir et de le conserver, les deux auteurs ne font rien sentir des idéaux révolutionnaires, des profondes aspirations à la justice universelle dont je ne voudrais pas me mettre à croire que ces hommes étaient totalement dépourvus. Ce qui d’une tragédie humaine finit par ne faire qu’une sinistre farce.
Ici sont les dragons, nous avertit la pièce. Qui nous invite par là à voir dans les super héros de la Révolution d’Octobre et Lénine en particulier, des êtres cauchemardesques qui transforment les plus beaux rêves des hommes en terribles réalités. Des monstres donc qui mus par une ambition illimitée se moquent de détruire leur peuple. De détruire le monde. Et ne sont que mensonge et manipulation.
Lénine, Hitler, Pinochet, alors, même combat ? On a le droit de le penser. En attendant que le Théâtre du Soleil nous livre, pour alimenter encore notre plaisir et notre réflexion, les deux prochains volets de son ambitieuse trilogie.
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