« Un évènement raconté par une seule personne
est son destin. Raconté par plusieurs, il devient l’Histoire. »
Svetlana Alexievitch
La Supplication, Tchernobyl, chronique du monde après
l’apocalypse, 1997
La mort le fait frémir, pâlir
Le nez courber, les veines tendre
Le col enfler, la chair mollir,
Jointes et nerfs croître et étendre
François Villon
Le Testament,
1461
Nous vivons dans un monde de solitude et d’abstraction. Où
les chiffres masquent de plus en plus la matérialité des choses. Les
transforment en idées dont le choc sur la conscience passe comme un éclair sans
que nous entendions au plus profond de nous à quelles réalités permanentes,
sensibles, ils correspondent. Plus de 9 millions de personnes meurent chaque
année de faim dans le monde. Un enfant meurt tous les 5 jours, en France, tué
par sa famille. Deux tiers des enfants entre 2 et 14 ans, ce qui fait plus d’un
milliard, font l’objet dans le monde de violences physiques régulières. Chiffres,
chiffres. Abstractions…
Heureusement, des livres, des films, prennent le temps de
nous faire éprouver d’au plus près ce qui se cache de difficultés, de
souffrances, de rêves avortés, d’aspirations sacrifiées, d’existences mutilées,
derrière la connaissance désincarnée que nous avons des choses. Comme la
Supplication qui lui a servi largement de modèle, Tchernobyl, Récits
d’Ingrid Storholmen est de ceux-là. Certes, ces « hommes, femmes,
enfants, babouchkas, adolescents fringants, futures épouses, chiens, esprits »
qui prennent ici la parole le font à travers la voix de cette norvégienne d’une
quarantaine d’années dont les deux sœurs ont dû se faire enlever la thyroïde
pour avoir subi les effets des pluies chargées de césium 137 qui se sont
abattues dans leur propre pays. Mais toute littérature est traduction. Le mot
n’est jamais la chose. Heureusement qu’il est des mots parfois qui aident à
mieux sentir et partager, pour les interroger vraiment, les choses.
Catastrophe, tragédie et certainement pas
comme les dirigeants de l’époque s’essayèrent à en persuader le monde, simple
« accident », ce qui se passa dans la nuit du 25 au 26 avril
1986 marque en profondeur notre histoire. Comme de façon plus terrifiante
encore, brosse peut-être le tableau de ce que nous réserve l’avenir. Nous
interdisant à tout jamais cette aveugle confiance qu’à certains moments nous
aurons pu entretenir envers les technologies. Envers le témoignage de nos
propres sens. Comme envers les gouvernements auxquels nous faisons naïvement
crédit de vouloir avant tout assurer à leur peuple, attention et sécurité [i].
Car au-delà du caractère proprement incommensurable des
victimes qu’elle aura entrainées et continue toujours aujourd’hui à produire,
selon des modalités que personne ne peut se targuer de connaître vraiment, la
catastrophe de Tchernobyl inaugure pour l’homme une relation au monde bien plus
terrible que celle imposée par la guerre. Étant une guerre au-dessus de la guerre[ii]
où l’homme aura porté la main sur tout, sur tout ce qui existe : air, eau,
plantes, animaux, et bien entendu ses semblables, ses proches, faisant de tout
un potentiel ennemi, abritant en son sein les radiations. Á la fois invisibles et
mortelles.
Ils avaient cru se doucher de printemps ceux qui sous les
pluies
brillantes d’une fin d’avril 1986 ont laissé la maladie rouler dans
leurs oreilles, laissé les racines de leurs cheveux s’abreuver de césium. Il
croyait vivre un grand instant[iii],
prélude à toute une vie de bonheur, ce jeune couple faisant pour la première
fois l’amour sous le ciel plein d’étoiles juste avant qu’au-dessus de la centrale
ne s’élève un nuage rouge et gris en forme de champignon et que la vie,
brutalement bascule. Comme dans la Supplication, le livre d’Ingrid
Storholmen n’en finit pas d’énumérer les retombées effroyables de la
catastrophe. Osant plus que son modèle d’ailleurs s’aventurer, appuyée qu’elle
se veut sur une écriture plus ouvertement poétique, jusque dans l’intimité de
ses personnages [iv]. Elle
le fait en soulignant bien la dimension temporelle de l’évènement. Un évènement
dont on connaît la date initiale mais dont nul ne peut prétendre indiquer la
fin.
« Tchernobyl est un évènement encore en cours, les
gens tombent malades non seulement en Ukraine et en Biélorussie, mais aussi en
Norvège. La terre y est toujours condamnée, brebis et rennes doivent encore
être nourris de la main de l’homme. Le temps de désintégration de certaines
matières radioactives est extrêmement long. Tchernobyl est une catastrophe qui
vient à peine de commencer » écrit-elle à la fin de son livre.
Rejoignant la terrible conclusion de Svetlana Alexievitch déclarant à propos
des différents témoignages récoltés par elle entre 1986 et 1996 : « plus
d’une fois j’ai eu l’impression de noter le futur » [v].
[i] « Tous
nos instruments intérieurs sont accordés pour voir, entendre ou toucher. Rien
de cela n’est possible. Pour comprendre, l’homme doit dépasser ses propres
limites. Une nouvelle histoire des sens vient de commencer… » écrit S.
Alexievitch. Dans un monde où les menaces les plus graves sont devenues
largement invisibles : une eau claire dissimulant des poisons toxiques, un
fruit merveilleusement rouge et calibré enfermant les pesticides qui peu à peu
altèreront notre santé, le beau nuage s’avançant dans le ciel bleu porteur de
radiations, les images futiles que nous transférons sur les réseaux sociaux
précipitant sans que nous puissions rien en voir la future catastrophe
climatique… notre esprit rechigne toujours à douter des apparences. Comme il ne
se montre pas toujours assez prompt ni suffisamment éclairé pour se défier
vraiment des discours rassurants qui l’abreuvent. Ce n’est pas seulement du
fait que de nouvelles catastrophes nucléaires sont possibles que des livres
comme ceux de S. Alexievitch ou de I. Storholmen, comme j’y insiste en
conclusion, ne nous parlent pas que d’un passé dont les conséquences ne sont
toujours pas épuisées mais aussi d’un avenir qui nous laissera sans doute aussi
désarmés que ceux et celles dont ils auront porté haut et fort la tragique
parole.
[ii] Et
pourtant la guerre, les guerres, qui sont aussi évoquées dans ce livre sont l’occasion
de bien des horreurs. Telles celle que raconte Anna à une journaliste. L’histoire
de son tout jeune enfant mangé par un voisin à l’occasion de la famine
entraînée par le siège de Stalingrad.
[iii] C’est
en hommage au beau livre d’Olivier Barbarant, Un grand instant que le
hasard de mes lectures et de mes relectures a fait cotoyer sur mon bureau les
ouvrages consacrés à Tchernobyl, que j’utilise cette expression. Qui m’a paru
entrer en profonde résonance non seulement par l’esprit mais aussi à travers une
partie de ses motifs déployés avec ce qui fait le fond pathétique du chœur des
voix montant des victimes de la catastrophe nucléaire. Ces victimes avaient une
vie. Des amours. Des habitudes, des rêves. Ils vivaient dans les saisons.
Possédaient un jardin. Des animaux. Se baignaient dans le long courant des
rivières. Si leur vie n’était pas destinée à être une vie tout-à-fait
facile, ils pouvaient toutefois espérer au soir de leur existence, l’unifier
autour de quelques heureux souvenirs : « des gouttes d’eau, un peu
de perle ». C’est aussi cela qu’a détruit Tchernobyl. Tchernobyl qui
au passage signifie « absinthe ». Qu’on retrouve – hasard
objectif ? – dans le titre de la première section du livre de Barbarant.
[iv] Je
remarque en outre que la Supplication qui insiste bien pourtant sur la
déconstruction, chez la plupart des personnes interrogées par l’auteur, du
système ancien de valeurs, est encadrée par 2 récits bouleversants témoignant de
la toute puissance d’un amour absolu. Le livre de Storholmen n’hésite pas à
montrer comment aux yeux d’une femme amoureuse la maladie de son époux a fini
par le transformer à ses yeux en « une chose, rien qu’une chose. Pas
son homme ». Rien qu’« un trou où déverser la soupe, un autre
pour la recracher ». Les rayons ne font pas que dévorer des chairs. Ils
finissent par détruire les plus beaux sentiments.
[v] Il faut
opposer la tragique lucidité de nos deux auteurs à l’hallucinante superficialité
de ces touristes de la catastrophe qui viennent aujourd’hui dans la zone d’exclusion,
se faire photographier au pied du nouveau sarcophage, profitant ainsi des
offres de peu scrupuleux opérateurs leur proposant de « vivre à leur
tour et de partager l’expérience de Tchernobyl ». Etrangement, par
ailleurs, la littérature autour de Tchernobyl, notent nos deux auteurs, est
relativement pauvre. On ne peut que se réjouir donc de la sortie de ce nouveau
livre de I. Storholsen comme du succès mérité de la très efficace et
passionante série diffusée récemment sur NETFLIX, sobrement intitulée Tchernobyl.
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