Exposé « dans un cube de verre de cinquante centimètres cubes,/ éclairé par une rampe de lampes led » dans le lointain musée d’une île située à quelques kilomètres seulement au sud du cercle polaire arctique, l’Homme de Skrida n’est qu’un petit tas d’os dont un cartel indique en quelques lignes les données que les scientifiques qui l’ont étudié ont pu rassembler sur lui. Découvrant lors d’une résidence d’écriture ces pauvres restes « ramassés presque à la petite cuillère», la niçoise Sophie Braganti décide d’en raconter ou plutôt d’en inventer – au double sens quand même du terme – l’histoire, dans un poème narratif nourri de ses lectures mais de ses longues marches aussi, à l’intérieur du singulier paysage qui s’étend autour d’elle.
En forme de prosopopée, L’Homme de Skrida nous raconte alors à la première personne l’histoire du jeune Thor qui, au moment où l’île subit l’emprise de la religion luthérienne, quitte la maigre habitation maternelle pour rejoindre à l’intérieur des terres « le monde de Skriðuklaustur./ Le dernier des monastères catholiques d’Islande» où il retrouvera son vrai père. Voyage initiatique, découverte d’une nouvelle communauté, découverte aussi de l’amour en la personne d’une jeune femme que divers viols aura rendue muette, puis mort précoce des suites de la peste qui empêchera le couple d’aller au bout de ses rêves d’une vie meilleure sous des cieux plus ensoleillés, la fiction que déroule Sophie Braganti intéresse tout particulièrement par l’attention précise qu’elle porte aux réalités élémentaires, ces forces puissantes de la nature auxquelles elle imagine que le squelette avec lequel elle communique a dû se confronter avant de se voir déposer « dans une zone de malades chroniques sans cercueil » et d’y continuer durant cinq siècles sa vie sous terre avec sa mort.
Je laisse bien sûr au lecteur le soin de s’émouvoir à son tour de ces évocations qui ne sont pas sans personnellement me rappeler celles d’un Franck Doyen avec ses Chants de Kiepja consacrés eux à ces nomades de l’eau, les kawésqar, peuple aujourd’hui quasiment disparu qui autrefois vivait dans les conditions les plus difficiles, sur les pourtours de la Terre de Feu, ou celles de Béatrice Machet à propos des indiens Potawatomis, dans son livre Rafales. J’aime ces livres qui s’ils font parler l’autre, le font pour reprendre une expression qui m’est chère, en compatriote de l’ailleurs, c’est-à-dire en poète suffisamment armé de connaissances, d’intelligence et de sensibilité pour nous faire un peu éprouver, au nom de ce que notre humanité a de meilleur, ce que fut l’expérience autre, lointaine, aujourd’hui quasi disparue, de certains de nos semblables différents.
Sans être jamais allé en Islande, ses paysages me sont toutefois relativement familiers. J’appartiens en effet à un groupe Facebook qui en partage largement les images. Surtout, j’ai pu voir assez récemment ce film extraordinaire, assurément l’un des plus beaux présentés au Festival de Cannes 2022, Godland du réalisateur islandais Hlynur Pálmason qui n’est pas sans rapport avec le beau livre de Sophie Braganti. Certes l’histoire que nous raconte cette dernière n’est en rien celle mêmement reconstituée par l’imagination du cinéaste, du progressif effondrement de cet homme de Dieu photographe que l’hostilité du climat comme les difficultés de communication avec ceux qui l’entourent transformeront en assassin. Malgré sa fin dramatique l’Homme de Skrida marche vers la lumière. Non. C’est l’importance qu’y prennent les roches, la lumière, les eaux, les ombres, la rudesse, les fleurs, les plantes, le silence, les animaux, tout cet âpre et puissant sensible que Sophie Braganti, aura su agréger à son histoire qui m’incite à ce rapprochement.
« Mon pays est une maison sans mur […] La peur ne me connaît pas./ La peur n’habite pas l’île aux volcans » affirme le jeune Thor. C’est qu’il fut sans doute un temps où moins barricadés dans leur confort, moins effrayés à l’idée de se retrouver nus, ne devant compter que sur leur simple force et le soutien de quelques proches ou puissances secourables, les hommes rencontraient autrement la violence toujours prête à surgir du monde. C’est le mérite aussi de Sophie Braganti de nous le rappeler et d’avoir, avec son Homme de Skrida, tenté de faire revivre un peu ce monde disparu, en nous.
Extrait :
À sainte Barbe on demandait secours.
Est-ce qu’il y aura assez d’herbe pour les moutons ? Les moutons donneront-ils belle laine ? Quand viendra l’hiver et sera-t-il particulièrement sévère ? Prompt à s’étaler avec l’obscurité et les brouillards ? La saison suivante sera-t-elle d’eaux et de tempêtes ? Le volcan tout proche restera-t-il endormi ou à peine ronflant ?
Et les maisons, vont-elles pouvoir tenir tête aux tempêtes, à la famine, aux épidémies de peste ? Comment pourra-t-on soigner les enfants malades ?
Et les forces maléfiques des anciens mal-morts, resteront-elles enfouies sous les mousses ?
Dans les rochers ?
Eux se détachent et entraînent terre et averses de pierres.
Corps.
La boue jusqu’aux genoux.
Les forces du corps s’y enlisent.
Ou bien surgiront-elles la nuit, avec leurs monstrueuses apparences.
Favoriseront-elles encore la violence des hommes ?
Son cortège de têtes et de membres découpés, d’hommes et de femmes jetés par-dessus les falaises, dans les fracassantes chutes d’eau.
Les hauts plateaux de Borgarfjörður
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