L’histoire,
les belles histoires nécessitent parfois quelques arrangements avec la réalité.
Le mensonge, l’invention sont les nerfs de la littérature.
Jean-Pierre Suaudeau
Certes, on en apprendra sans
doute plus sur Pétrarque à travers le long article même brouillon que lui accorde
l’édition française de Wikipedia, qu’à travers ce beau livre de Jean-Pierre
Suaudeau, Courir à ce qui me brûle, que ce dernier consacre principalement à
l’évocation des divers séjours que fit l’auteur du Canzoniere à Fontaine
de Vaucluse, sur les bords de la Sorgue, où peut se visiter aujourd’hui, sur
l’emplacement de ce qui fut autrefois sa maison, le petit musée qui en perpétue
la mémoire.
C’est que le livre de Jean-Pierre Suaudeau n’est pas exactement ce qu’on peut appeler une biographie. Du moins une de ces biographies d’artiste, qui reposant sur une écrasante documentation, une connaissance impressionnante de leur sujet, s’efforcent par leur agencement de restaurer au jour le jour dans ses moindres détails, la continuité supposée d’une vie singulière. Ce livre est une fiction. Une de ces fictions biographiques, dans lesquelles comme le remarque Dominique Viart à qui l’on doit cette expression, leur auteur se tourne moins vers la reconstitution factuelle de la vie d’une personne autre qu’il ne cherche à donner forme, figure, à la représentation subjective qu’il s’en fait. [1]
Oui. Si j’ai eu ces longues
dernières années plaisir à lire avec la plus grande attention aussi bien par
exemple le Rimbaud de Steinmetz, le Mandelstam de Ralph Dutli, que
l’Apollinaire de Laurence Campa ou le Aragon de Philippe Forest, remarquables monuments
d’érudition qui m’auront permis de m’attacher encore davantage à ces poètes
majeurs dont ils éclairent avec bonheur le détail de l’image, je n’en apprécie
pas moins, loin de là, ces récits qui du Rimbaud le fils de Pierre
Michon, une merveille, ou plus encore sa
Vie du facteur Roulin, tournant autour du séjour de Van Gogh à Arles, jusqu’au
Coiffeur de Chateaubriand, pourquoi pas, d’Adrien Goetz, jouent
d’inventive façon de l’aura propre à chacune de ces hautes personnalités de
notre histoire littéraire comme artistique, pour nous donner à rêver sur elles
et nous interroger sur le caractère toujours un peu fuyant de notre toujours
plus indéfinissable condition. Alors, mesurant à quel point, comme nous le fait
remarquer Jean-Pierre Suaudeau, poreuses sont les frontières entre réel et
fiction, entre ce qu’on écrit et ce qu’on vit, entre ce qu’on vit et ce qu’on
écrit, entre ce qu’on écrit et ce qu’on imagine, entre la page et le chemin,
entre les pas et l’écriture, entre le rêve et la réalité[2],
je me laisse aller au plaisir de m’abandonner à la jouissance d’une lecture qui
transporte et nourrit sans que j’aie trop à me préoccuper de l’hypothétique et
encombrante vérité des faits.
On ne sait ce qui aura pu
entraîner Francesco Petracca[3],
à choisir pour s’y installer de façon plus ou moins régulière, sur une période
de près de 14 ans, entre 1338 et 1352, à la Fontaine de Vaucluse, ce lieu qui
passait à l’époque avant tout pour sauvage. Jean-Pierre Suaudeau écrit que
cette nature au cœur de laquelle il s’installe, « lui offre un
spectacle inédit dont l’art, pour le moment, se désintéresse. » C’est
qu’à ce moment de notre histoire, la peinture commence tout juste en effet, à
conduire nos regards à s’appliquer de manière active et éblouie au paysage. « Sur
les peintures, le paysage se perd dans les contours esquissés de villes
toscanes ou d’un Orient fantasmé, relégué à l’arrière-plan dans une perspective
colorée et naïve. L’émerveillement devant la nature en est absent. Quant aux
personnages, illustration candide des légendes ecclésiastiques, ils sont encore
le plus souvent des visages avant de posséder des corps en propre. Ils
apparaissent au premier plan, silhouettes figées, comme découpées dans du
carton, et parcourent différentes cases d’un jeu de l’oie de leur existence,
sainte ou saint en train de le devenir et agonisant sous la torture (bâtonnés,
fouettés, lapidés…), futur bienheureux, qui, pour l’heure, peine à l’être, et
dont parfois le corps démembré (tête, mains, bras coupés d’où le sang gicle en
jets carmin) sera distribué en différents endroits de la représentation avant
de rejoindre le paradis. »[4]
Hautement significative alors à
mes yeux est cette scène au cours de laquelle le Pétrarque de Suaudeau imagine
voir s’animer le visage d’une Madone peint à fresque par le grand Simone
Martini qu’il vient de rencontrer en Avignon. Simone, écrit Suaudeau est justement
de ceux qui commençent à se délivrer du « hiératisme sévère des icônes,
pour faire descendre jusqu’à eux, une humanité si troublante qu’elle paraît
capable de prendre vie [5]».
Comme on verra progressivement prendre vie pour le poète ce paysage d’abord
énigmatique, opaque, de la vallée close où il s’est installé[6].
Magie suggestive des noms ! Car
si Vaucluse dit bien l’enfermement, le resserrement, la barrière, le
lieu où s’installe Pétrarque, aujourd’hui Fontaine de Vaucluse, est le
lieu aussi d’une source. D’un jaillissement. Ainsi, Courir à ce qui brûle,
est le récit d’un double ou triple élargissement. Du paysage indifférent,
réfractaire, fermé, au paysage vivant, ouvert, humanisé[7],
de la figure simplement entrevue de Laure à la Laure finalement tout entière
éprouvée de l’intérieur, en passant justement par cette peinture qui se met
pour la première fois à s’animer vraiment, c’est tout un élan fondamental de
l’être qui lentement et passionnément ici se découvre, s’ouvrant[8]
pour s’y alimenter, à la beauté nouvelle, inépuisable, en même temps
qu’insaisissable et brûlante, des êtres ou des choses.
Bien sûr la mort survient au
bout. Même les livres brûlent. Puis le torrent des pluies efface. Les hommes
encore ont bien des petitesses. L’esprit toujours est corseté. Que le travail
et le désir desserrent. Tout cela, oui, le livre de Jean-Pierre Suaudeau me le
rappelle. C’est pourquoi je le recommande.
[1]
« J’ai été cet homme venu chercher ici, tout comme Francesco, le calme,
une forme de sérénité pour écrire, fuir l’activité incessante, et, comme lui,
oscillant sans cesse entre vie sociale et retrait. […] Ici, je pouvais encore
marcher sur les traces laissées par Char, Camus ou Nicolas de Staël, à
L’Isle-sur-la-Sorgue, à Lagnes, à Venasque, à Ménerbes, à Saumane. […] Je
découvrirais ensuite à quel point je me sentais proche de lui, de ses envies,
de cet amour fou, insensé, démesuré, de cet amour des livres et de la
littérature. Et de ce même désir de changer la société, son engagement, son
obstination même, aussi stérile fût-elle, en quoi ils s’apparentent à mes
propres illusions. » Oui. Ce portrait que trace Jean-Pierre Suaudeau
de Pétrarque, l’évocation tout en sensibilité qu’il imagine pour nous de la
relation que celui-ci s’invente avec le monde à la fois naturel et humain qui
l’entoure, jusqu’à la si singulière passion qu’à travers une écriture elle-même
nouvelle il nourrit par-delà la mort de son objet pour une femme dont il fait
l’idéal et lumineux foyer de son existence, ce portrait est bien aussi
l’occasion pour lui d’explorer sa propre scène intérieure. Le dernier chapitre
de l’ouvrage nous le fait définitivement bien comprendre. Qui revient sur une certaine
Florence avec laquelle Jean-Pierre Suaudeau aura entretenue une relation de
présence/absence qui n’est pas sans renvoyer en miroir à celle que son ouvrage
vient en partie d’explorer entre l’illustre poète italien et sa Muse provençale.
[2] Voir
page 127.
[3] Il transforma ce nom en Petrarca pour dit-on
des raisons d’euphonie.
[4] P. 87.
[5]
Citons quand même parmi ceux qui auront commencé avant Simone Martini à dégager
la voie, Cimabue dont une récente exposition du Louvre a pu faire apparaître
toute la « modernité ». Duccio également bien entendu dont les
visages de Madone sont si envoûtants. Et Giotto naturellement.
[6]
« Les premiers jours, les feuillages, les ramures, la rivière et ses
soubresauts capricieux, les oiseaux avaient constitué pour Francesco une
énigme. Son regard épuisait en vain ce qui s’offrait à la vue sans parvenir à
le pénétrer. Il restait spectateur, émerveillé, mais spectateur, devant et non
dedans, car quelque chose résistait, une opacité qui le maintenait de l’autre
côté, étranger. Il lui fallut domestiquer le lieu ou plutôt l’apprivoiser,
apprendre, être patient.» P. 40
[7]
« À Vaucluse, Francesco n’est plus emmuré en lui-même, prisonnier d’une
armure revêtue pour affronter d’innombrables périls ici inexistants: son corps
est devenu souple et ductile, équipé de tentacules capables de se déployer dans
mille recoins, d’infiltrer les moindres interstices du paysage. Ou, plutôt, son
corps même a annexé le paysage, l’a avalé, ingéré : il est ce lieu. La nature a
perdu son caractère étranger, sauvage, il ne fait plus qu’un avec elle. »
P.117
[8]
« Laure ouvre une fenêtre sur un monde qu’il ignore. Ou plutôt: ouvre
une fenêtre en lui sur un monde fait de délicatesse » P. 135
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