« Depuis la péninsule du Labrador jusqu’à l’Alaska, la grande forêt boréale étale un manteau continu de conifères où prédomine la silhouette typique de l’épinette noire, à peine interrompu de loin en loin par quelques bosquets d’aulnes, de saules, de bouleaux à papier ou de peupliers baumiers. Les animaux sont à peine plus variés : élans et caribous pour les herbivores, castors, lièvres, porcs-épics et rats musqués pour les rongeurs, loups, ours bruns, lynx et carcajous pour les carnivores forment le gros contingent des mammifères ; à quoi s’ajoutent une vingtaine d’espèces communes d’oiseaux et une dizaine de poissons, ces derniers faisant bien pâle figure auprès des trois mille espèces qu’abritent les fleuves d’Amazonie. […] Les caractéristiques de la forêt boréale sont exactement inverses de celles de la forêt amazonienne : peu d’espèces coexistent dans cet écosystème « spécialisé », représentées chacune par un grand nombre d’individus. Et pourtant, en dépit de l’homogénéité ostensible de leur milieu écologique — en dépit aussi de leur impuissance face aux famines qu’engendrait régulièrement un climat d’une extrême rigueur —, les peuples subarctiques ne paraissent pas considérer leur environnement comme un domaine de réalité nettement démarqué des principes et des valeurs régissant la vie sociale. Dans le Grand Nord comme en Amérique du Sud, la nature ne s’oppose pas à la culture, mais elle la prolonge et l’enrichit dans un cosmos où tout s’ordonne aux mesures de l’humanité »[1].
Oui. De plus en plus je me demande si je ne vais pas au Musée pour approfondir toujours davantage ce large puits d’ignorance que les discours contraires du temps voudraient me donner l’illusion par là de combler. Ainsi, avant de mettre le pied dans les salles d’exposition consacrées aux Mondes arctiques, de l’Alaska au Nunavut, que le magnifique Château-Musée de Boulogne-sur-Mer, nous propose désormais de découvrir, avais-je vraiment conscience de ne rien savoir de ces terres lointaines, de tous ces peuples dits premiers qui les habitèrent et continuent vaille que vaille d’y survivre.
Avais-je conscience de ne rien connaître à la poésie du Grand-Nord. De ses langues diversifiées. De l’esprit singulier qui les anime. Maintenant je sais que je n’en saurai jamais plus que les rapides et élémentaires approches que m’en donneront quelques lectures faites à travers les encyclopédies ou les quelques ouvrages plus ou moins bien documentés sur lesquels je me serai penché et dont chacun par la précision de ses références me renverra, c’est ainsi, à toute l’étendue de mon inconnaissance : à quoi ressemble en effet une épinette noire ou un peuplier baumier ? Que sais-je des mœurs du lynx ou du carcajou ? Qui sont exactement ces peuples subarctiques dont je ne pourrais énumérer très vaguement que quelques noms comme Cree ou Ojibwa ? Et du point de vue de notre humanité qui chaque jour bricole un peu plus largement les formes de sa propre destruction et de tout le vivant immense qui l’entoure que puis-je imaginer d’une relation qui ne soit plus d’exploitation systématique, de lente ou rapide dévoration, mais d’infiltration, de communication, de symbiose vitales entre l’homme et toutes les formes existantes et respectables de vie.
De fait, si l’émotion esthétique que donnent une partie des œuvres qu’on y découvre suffit à légitimer la fréquentation des musées, force est de reconnaître que cette émotion ne se rencontre pas face à toutes les œuvres qui s’y proposent à notre attention. Beaucoup ne tiennent que comme témoignages artistiques d’une culture ou d’un moment de l’Histoire ou de la civilisation dont le regardeur, ne retient en définitive que les éléments les plus grossiers qui lui permettent juste de bricoler pour lui comme pour autrui quelques représentations superficielles. Qu’ai-je donc retenu de ma dernière visite au Musée de Boulogne ? D’abord que, comme c’est ailleurs le cas de certaines populations dépossédées en partie de leur culture par les violences d’un pouvoir dominateur venu de l’extérieur pour s’emparer de leurs terres, les populations eskimos – ce terme reste à l’évidence trop vague – ont bien compris que la curiosité un peu malsaine qui pousse les descendants de ceux qui se sont ingéniés à les faire disparaître, à s’intéresser au caractère pittoresque de leurs productions, pouvait devenir pour eux, vivant souvent de façon précaire, une source de revenu. D’où le déploiement d’un art qui n’est en fait qu’un artisanat à peu près semblable à celui de ces indiens d’Amérique, créateurs de parures, de tapis, de ponchos qui jouent le même rôle que les masques de medici della peste, ramenés par moi de Venise, à l’époque où j’étais encore ce touriste naïf, excité par l’idée de pouvoir, en décorant son bureau, se donner à ses propres yeux comme un surcroît de distinction.
Ainsi la multiplication de ces représentations de Sedna, esprit des eaux ou « Mère des profondeurs » taillées pour commencer dans des os de baleine ou de caribou désormais dans la pierre de quartz ou la pierre à savon…
Les légendes se rattachant à de telles figures plaisent à nos publics d’aujourd’hui plus informés par l’univers de Dysney que par les travaux essentiels d’un Levi-Strauss ou d’un Philippe Descola. Se retient bien ainsi l’image de cette jeune femme à l’eau tombée dont le père pour échapper au naufrage brisa les doigts gelés qui s’agrippaient encore à son embarcation – ils devinrent poissons, phoques et morses – puis les mains – elles devinrent baleines - avant qu’elle ne se laisse couler au fond de l’océan pour y devenir la mère de toutes les créatures.
Il y a quelques années j’ai à propos d’Alphonse Pinart qui aura ramené dans notre bonne ville de Boulogne l’exceptionnelle collection de masques de l’archipel de Kodiak qui forme au Château-Musée le noyau des salles consacrées aux Mondes arctiques, imaginé cette expression de compatriote de l’ailleurs qui me paraît devoir caractériser ces esprits capables de s’ouvrir largement de l’intérieur même de leur propre culture à des cultures autres. Parfois même radicalement autres si l’on accepte l’idée qu’il n’existe pas pour l’ensemble de notre humanité de schèmes universels de cognition. De tels esprits, j’en ai bien conscience aujourd’hui, sont rares. Et c’est sans doute l’intérêt profond qu’offre aux personnalités pas trop repliées sur elles-mêmes les expositions à caractère on dira anthropologiques comme celle dont je parle à Boulogne-sur-Mer. On peut commencer d’y comprendre que les populations qui vécurent, vivent encore, dans les difficiles contrées du Grand Nord, ne constituaient pas comme un stade premier, inférieur, préparatoire, hésitant, de cette civilisation qui domine aujourd’hui le monde, mais avaient bien d’elles-mêmes conçu une façon de l’habiter et de s’y représenter, tout à fait autre et singulière. Savoir qu’il est possible de s’imaginer tout être, qu’il soit végétal, animal ou humain, comme animé d’un même principe de vie indépendant dans une large mesure de sa forme physique, et que ce principe de vie possède de ce fait de multiples possibilités d’incarnations et de transferts entre les espèces comme entre les individus, voila ce qui peut nous faire bien regretter de, quant à nous, dépendre d’un univers mental où la violence et la destruction dirigées contre tout ce qui n’est pas nous n’est au premier abord d’aucune conséquence. Étant cependant suicidaire.
Aujourd’hui de riches collectionneurs américains s’ingénient à rassembler ce qu’ils peuvent des traces, des survivances, des reprises, des prolongements artistiques de ces ancestrales cultures que leurs pas si lointains parents se seront ingéniés par tous les moyens à leur portée à éradiquer. C’est semble-t-il la destinée des générations à venir d’avoir à réparer vaille que vaille les crimes que nous avons commis. Et commettons toujours. Encore que cette perspective paraisse toujours à ce stade quelque peu optimiste. Je terminerai alors par un poème découvert sur le net composé par une poète inupiak répondant au nom de dg nanouk okpik. Sa traduction est due à Jean-Baptiste Evette sur le site duquel je l’ai découvert. Me permettant simplement d’en revoir les tout derniers vers pour éviter tout contresens.
Elle pagaie et fait glisser
son kayak, vers l’amont du Kobuk.
À l’aube,
elle dépasse les salines et
atteint l’eau vitreuse, elle traque
cabillaud et saumon-chien, la main sur la pagaie,
la main sur la pagaie,
et les rides de l’eau
resserrent les cordons
de sa parka. Un taffetas d’air froid
balaie ses joues, gercées de soleil
et de vent, marque des femmes inupiaq
qui pourvoient aux besoins de leurs jeunes familles.
En chair et en os, en Inuit, elle rayonne d’un amour austère
et extatique. Là, à genoux,
dans le cuir de phoque de son esquif enjoué,
ses obligations envers le village remplies,
elle sait sa place parmi les femmes du caribou. Elle sait aussi que ses enfants
écouteurs sur les oreilles,
tandis qu’ils jouent aux jeux vidéos,
ne la suivront pas, n’apprendront ni à reconnaître les glaces
ni à dépouiller un caribou, préparer du poisson séché
confectionner des confitures, pêcher le poisson-chandelle
à l’épuisette, le grand corégone au filet, pister
et piéger marmottes, écureuils,
renards arctiques et carcajous. Elle pense
aux enfants, la main sur la pagaie.
Ils resteront au village. Elle, creuse
Pour fendre l’onde, avec des mains d’Inupiaq.
Mais que veut dire vraiment pour moi avoir des mains d’Inupiak ?
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