mercredi 2 septembre 2020

LIRE SHARON OLDS ! ODE AUX TRENTE-HUIT DERNIERS ARBRES VISIBLES À NEW YORK DEPUIS CETTE FENÊTRE.

 

Ce monde n’est pas notre monde avec des arbres dedans. C’est un monde d’arbres, où les humains viennent tout juste d’arriver.

Richard Powers, L’Arbre Monde 


J’avais rapidement signalé, je crois, lors de sa récente sortie, l’importance à mes yeux, de la publication par le corridor bleu du premier livre traduit en français de la poète américaine Sharon Olds. Depuis, je constate avec plaisir que cet ouvrage ne laisse pas indifférent et qu’il semble, si l’on en croit les notes de lecture qui lui sont consacrées, trouver dans différents milieux, des lecteurs attentifs. 

Parmi celles qu’il m’a été donné de voir, je renverrai tout particulièrement à la recension offerte sur POEZIBAO par Sébastien Dubois, qui me paraît des plus éclairantes. Je partage en effet l’idée qu’il se fait à son propos d’une « poésie profondément biologique » qui passé le caractère à première vue provocateur des sujets qu’elle aborde va bien au-delà des questions propres à la féminité pour s’élever à une conception des plus élargies de la vie qui ne s’arrête en rien aux frontières de notre petite et si brutale humanité.

Ce que montre bien par exemple et avec la plus grande clarté, le poème ci-dessous que le lecteur de l’ouvrage rapprochera d’un autre texte de la fin du recueil intitulé Ode au pin [1] et que ceux qui également le connaissent ne manqueront pas de relier au fort roman de Richard Powers, l’Arbre Monde dont de nombreuses pages évoquent l’implacable destruction dont furent et sont toujours victimes les arbres dans ces États-Unis qui pourtant leur doivent tellement.

On notera au passage à quel point cette poésie, soucieuse ici de ce qu’on appelle la nature mais qu’il faudrait sans doute appeler simplement le vivant, repose sur une pensée pleinement informée de ce qui la constitue, la fonde et nous relie, historiquement, politiquement, organiquement, à elle. On est loin ici de cette utilisation des mots de la nature comme pâte à modeler ne visant comme le dénonce Jean-Claude Pinson dans Pastoral, qu’un simple effet esthétique.

 

ODE AUX TRENTE-HUIT DERNIERS ARBRES VISIBLES

à NEW YORK DEPUIS CETTE FENÊTRE

 

Mille fenêtres les toisent.

La cime de l’un d’entre eux ressemble à une montagne de granit

qui s’effrite, par strates, en un millier de respirations

chaque jour. Un autre, vu d’en-haut, a l’air d’une bombe,

d’un obus explosant en un millier de pétales.

Celui-là, c’est une florissante colonie de fourmis

vertes, broyant du bois, un millier d’ouvrières ;

celui-ci, on dirait un essaim de chrysalides qui se tortillent,

et cet autre ressemble à l’explosion d’un pétard, vert vif, un

idéogramme chinois nettement

dessiné sur chaque fragment, un millier de mots,

et cet autre encore, à un millier de grues de papier,

émeraudes ou jaunes. Il y a des centaines d’années,

par ici, on utilisait le frêne pour faire

un sucre rude, plus tard pour faire

des battes de base-ball, et de l’autre côté du Pacifique

les États-Unis imprimèrent des silhouettes humaines,

comme des frênes en cendres, sur les trottoirs. Les épines

du févier d’Amérique servaient d’aiguilles, de pointes de lance,

le robinier, de piquets de clôture — et le lièvre

variable, la tourterelle triste, en mangeaient

les graines. Les chênes donnaient des glands, pour manger,

et pour engraisser les porcs — « la loi prévoit

que quiconque détruit ou blesse sans raison

un chêne paiera une amende en rapport avec la taille de

l’arbre et de sa capacité à porter des fruits. »

Maintenant ce que font les arbres, surtout,

c’est : respirer avec nous, nous offrir une respiration

artificielle naturelle.

Ils seront tous coupés à la taille, les branches

partiront avec les jambes et les bras, comme toujours,

dans la broyeuse.

L’orme, qui jadis nourrissait la perdrix et l’opossum,

s’en sort tout seul, tant qu’il le peut encore,

il n’assistera pas au massacre,

il est mort la semaine du décret.

Plusieurs de ceux qui font les décrets vivent à portée de vue

de ces êtres antiques, et l’un d’eux,

qui voit ce bosquet chaque jour, a le

pouvoir d’empêcher ce bûcher, de faire respecter

sa tutelle sur cette tonnelle, sur cette terre

et sur l’air, et sur l’eau, sur ce feu verdoyant.



[1] Qui se termine par ces vers :

Et maintenant j’étais assise juste

à côté de lui, avec l’impression de remonter

d’espèces en espèces, vers le pin et vers

celles dont nous descendions tous les deux, la

fougère, la cellule verte – le soleil,

la matière d’étoiles dont nous sommes faits.

 

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