Dessin de Frédéric Couraillon pour Dona. |
Emmanuel Moses est un auteur prodigue chez qui la parole est si bien
aboutée à la vie et inversement que tout avec lui peut devenir poème et que chacun
de ses poème fait signe en profondeur vers la vie. Car rien n’existe jamais
qu’en surface pour lui. Un miroir dont le reflet qu’il vous renvoie perturbe,
le lourd langage des cloches que personne n’entend plus, les trompettes d’or du
soleil matinal succédant à la pluie du soir venue mouiller les rues, la
cigarette qu’une femme allume, sous une nuit de printemps toute brillante
d’étoiles, éveilleront chez lui autant d’échos qu’une page de Platon, ou une
autre de Goethe, ou les images revenues de ces fantômes chers dont les noms
connus et inconnus font l’objet de dédicaces qui de Michel Deguy à Pascale
Ogier, témoignent encore à leur manière de l’extrême diversité de ses
attachements. Mouvante et mosaïque, la poésie d’Emmanuel Moses se déploie par
ailleurs dans un vers qui n’étant – même souterrainement - marquée d’aucun
mètre évident, n’affichant aucun jeu de rime construit, suit comme un « mouvement
au-delà du mouvement » qui la rend plastiquement toujours inattendue,
tendant vers la pensée, sans que sa trompeuse facilité, sa grande liberté,
l’apparentent jamais à ce qui pourrait, chez d’autres, vite tourner au simple
bavardage.
Avec Quatuor, paru l’an passé au Bruit du temps, Emmanuel Moses
montrait à quel point son œuvre est occupée par la pensée de la mort. De la
perte. Et de la disparition. Avec Dona, qui est un livre moins construit
et sensiblement plus court, ne regroupant qu’une quarantaine de poèmes
dépassant rarement et de peu les limites de la simple page, Moses s’attache
davantage à mettre en évidence la « précieuseté » comme il aimerait
toujours qu’on l’appelle, de toutes ces choses, ces dons, par quoi peut se
goûter dans notre monde le bonheur d’être en vie. Empruntée à Virgile,
l’épigraphe qui donne son titre au recueil - Dona dehinc auro (ensuite
des présents d’or) – place d’ailleurs subtilement l’ouvrage tout autant sous le
signe de ces biens merveilleux qui nous sont offerts que de l’arrachement à
tout ce que d’un autre côté, aussi, on aime [1]:
le passage de l’Enéide auquel la citation réfère correspondant justement
au moment où son navire tout chargé des innombrables et somptueux présents que
ses proches lui ont offerts, le fils d’Aphrodite et d’Anchise doit pour
toujours quitter une patrie qu’il ne reverra plus.
Une sourde mélancolie vient donc le plus souvent voiler ces poèmes où ce
qui cherche à se célébrer apparaît généralement au passé comme dans ce beau
poème sur la neige, présenté en hommage à Clément Marot que j’invite le lecteur
à lire ci-contre dans sa totalité. D’autant que ce passé est historiquement aussi
lourd de toutes les catastrophes, les barbaries qu’aucun progrès ne peut nous
épargner. Ainsi, comme l’Angelus
Novus de Paul Klee que commenta Walter Benjamin [2],
la poésie d’Emmanuel Moses se porte vers l’avenir en se tournant vers le passé.
Ces « grains dorés du monde » qu’il importe toujours, malgré
tout, de sauver. Car si le paradis est
bien derrière nous,
son souvenir nous porte et nous entraîne
Sans lui que serions-nous qu’une bale de blé roulée par le vent ?
[1] Reproduits en noir et blanc, les
souvent énigmatiques et très beaux dessins de Frédéric Couraillon, qui accompagnent
l’ouvrage, sans en être jamais l’illustration mettent l’accent sur cette ambivalence
profonde. À travers le mouvement généralement appuyé de ses formes, les forts
contrastes de valeur qui cependant les équilibrent et les multiples suggestions
d’espace qui leur confèrent la plupart du temps une dimension cosmique.
[2] « Il existe un tableau de Klee qui s'intitule «Angelus Novus». Il représente un ange qui semble sur le point de s'éloigner de quelque chose qu'il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés sa bouche ouverte ses ailes déployées. C'est à cela que doit ressembler l'Ange de l'Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparait une chaîne d'événements, il ne voit, lui, qu'une seule et unique catastrophe qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite ses pieds. Il voudrait bien s'attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s'est prise dans ses ailes, si violemment que l'ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l'avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s'élève jusqu'au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. » Walter Benjamin. Sur le concept d'histoire, IX, 1940. Gallimard, Folio Essais, 2000, p. 434.
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