enfant tu te demandes
si toutes les maisons ont
leur repli
leur terrain de jeu de guerre
et leur cachette ouverte
qui ne serait pas celle des
greniers
des dessous d’escaliers
obscurs
tu te demandes
si dans toutes les maisons
on se tient voûté
tapi
là par effraction
Tous les enfants le savent. Chaque maison recèle en elle ou
dans son voisinage proche un lieu dont il peut faire son espace à lui, où
échapper au regard des autres et donner libre cours à son imagination. Et rien
n’est plus certain que ces espaces nous marquent et peut-être en partie nous
façonnent. Comme l’affirme Bachelard, ce grand explorateur de l’imagination
matérielle, « tous les espaces de nos solitudes passées, les espaces où
nous avons souffert de la solitude, désiré la solitude, joui de la
solitude, compromis la solitude sont en nous ineffaçables […] très
précisément l’être ne veut pas les effacer. Il sait d’instinct que ces espaces
de sa solitude sont constitutifs. Même lorsque ces espaces sont à jamais
rayés du présent, étrangers désormais à toutes les promesses d’avenir, même
lorsqu’on n’a plus de grenier, même lorsqu’on a perdu la mansarde, il restera
toujours qu’on a aimé un grenier, qu’on a vécu dans une mansarde. [1]»
Alors, qu’ayant établi, enfant, son propre espace de repli,
à l’intérieur d’un blockhaus, conservé parmi les ronces tout au bout du
jardin familial, Maud Thiria le transmue aujourd’hui comme l’écrit Jean-Michel
Maulpoix, « en lieu mental et en [fasse] la table d’orientation
de son écriture » n’a rien finalement pour surprendre. Si ce n’est que
le choix d’un tel lieu n’est pas chose courante.
Dans son étrangeté et la dureté de ses consonnes centrales,
le mot même, blockhaus, a quelque chose d’âpre, de calleux [2]
que la rudesse de matière et de forme de la chose n’a rien pour compenser. Sans
compter ce que l’on sait de sa sinistre histoire. Ainsi, pour l’auteur qui tente
dans son livre de rendre compte des marques que son blockhaus aura
imprimées en elle, rassemblant pour commencer les souvenirs conjugués du bloc
inhumain de béton barbelé et des diverses formes de vie végétale parmi quoi il
se trouve en partie enfoui, orties mais aussi groseilles, il importe de
comprendre qu’elle a toujours penché du côté des « textures rugueuses »
et que quelque chose peut-être du lieu plus vaste qui l’a vu vivre enfant, la
Lorraine, terre de guerres s’il en fut, l’a comme prédisposée à porter ces
ombres de l’Histoire, tout à l’intérieur d’elle.
On le voit, le parti pris par le livre de Maud Thiria, a
quelque chose de profond et d’ambitieux. Touchant à ce qui, dans le temps long
des choses, nous construit. Ce que vient d’ailleurs souligner la belle page de
remerciements qui commence par évoquer ses « ancêtres lorrains, les
enfermés en forteresse, les peintres verriers dont [elle dit suivre] la lignée
d’ombre et de lumière ».
On ne saurait toutefois évoquer cet ouvrage sans préciser la
nature proprement exploratrice et la puissance de pénétration dont le mot-titre
Blockhaus se trouve clairement investi tout au long de ce livre. Tantôt
perçu comme substitut du ventre maternel où trouver à se blottir, tantôt
éprouvé tout au fond de soi dans sa nature étrangère comme une sorte d’alien,
ou un cheval de Troie, ce mot qui aux yeux de l’auteur semble parfois contenir
tout le reste, se trouve en effet comme relié à toutes les dimensions de sa
vie. Comme on le sait les mots effectivement ne sont pas sur nous sans
résonances. Certains plus que d’autres irradient leur charge multiple et
complexe de significations ordonnant autour d’eux notre perception intime des
choses. Ainsi, lié bien sûr, comme on l’a dit, aux plus grandes atrocités de
l’histoire, ce terme ennemi de blockhaus, en véritable pharmakon,
s’impose également aux yeux de l’auteur, comme forme métaphorique condensée l’aidant
à reconnaître en elle cette armure sensible et mentale dont elle éprouve le
besoin pour échapper au vide. À la coulée en soi de l’informe.
tu sens à son contact
ce mot te structurer
face à la brutalité du monde
armer tes chairs
face au vide des matières
molles
où coule l’informe
non-dit
du béton s’arme l’acier
et ton bras
prêt à l’envol
C’est que l’étranger, l’ennemi, n’est peut-être pas toujours
ce qui cherche à nous détruire. À
la lourde évidence des perceptions communes qui rassemblent dans l’illusion d’un
monde partagé, l’auteur oppose finalement, à travers la succession de ces courts textes
ramassés, ses poèmes-blockhaus, où l’os de l’idée perce trop vite, peut-être,
la chair sensible de l’écrit, l’expérience intime du déchirement qui lui fait
finalement accepter sa différence, sa propre étrangeté. Devenue à son tour blockhaus,
il lui redevient possible de retrouver son jardin d’enfance puis, à travers
« les vieux murs fissurés » dans quoi l’être s’éprouve toujours
en partie reclus, accueillir dans son livre ses souvenirs comme autant de « trouées
de lumière/ inespérées ».
[1] Poétique
de l’espace.
[2] Dans une page de son livre M. Thiria s’interroge d’ailleurs sur les effets que ce mot, à la différence d’un autre, auront pu avoir sur elle : « s’il s’était appelé autrement/ ta vie aurait-elle été la même ?/ quelle vision pour la casemate au fond du jardin/ si le mot ne retient pas toute la brutalité du monde ? ».
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