Mais qu’en est-il ensuite de cette multiple parole ?
Dont c’est un lieu commun que de dire qu’elle reste aujourd’hui largement sans
écoute. Poète, finira t-il par devenir bientôt le nom de qui ne se parle qu’à
lui-même. Sans plus cet extravagant souci de se communiquer aux autres ?
Pourtant, j’aime assez ce que tente de faire comprendre le
poète américain Charles Olson dans Projective verse, quand critiquant ce
qu’il appelle le vers fermé ou les poètes du poème carré, pour ne rien dire de
ceux dont les poèmes ne seront jamais que pommades mielleuses, il écrit
qu’un poème en fait est « de l’énergie transférée », « de
là où le poète l’a trouvée » jusque vers son lecteur. Ce qui implique
que le poème n’est pas qu’un bel objet à contempler. Miroir ébloui de son
créateur. Mais une espèce de machine à secouer. À exciter. À fournir au lecteur,
comme on parle de fournisseur d’énergie, l’intensité qu’il recherche, d’une
émotion.
En ce sens les deux ouvrages que je viens de recevoir des
éditions LansKine qui s’imposent de plus en plus dans le paysage éditorial
actuel pour la façon dont elles savent accueillir les formes les plus diverses
de la créativité poétique sans la réduire aux frontières de l’hexagone [1],
ces deux ouvrages, donc, le premier d’un poète danois, le second d’un poète du
Cap (Afrique du Sud), sont parfaitement olsoniens. Projectifs. Le lecteur qui
s’y plongera ne manquera pas d’en être remué. Tant le courant qui les traverse
est fort.
Vache enragée [2], de
Nathan Trantraal, écrit dans une forme particulière d’afrikaans (le Kaaps)
utilisée par les « métis » des classes populaires du Cap,
témoigne à sa façon des ravages que la
politique d’apartheid pratiquée par l’Afrique du Sud et la misère
économique, sociale et morale qu’elle a générée, continue d’exercer sur
certaines couches – on voit bien entendu lesquelles - de sa population. Sur le mode souvent du
récit, proche de la courte nouvelle [3],
Nathan Trantraal, connu surtout pour être avec son frère André, auteur de
bandes dessinées, raconte et décrit sans en gommer les détails les plus crus et
les moins ragoûtants, les scènes effarantes, sordides mais parfois tendres ou
grandguignolesques, qui ont rythmé sa vie d’enfant et d’adolescent, mis en
contact permanent avec des êtres abîmés par l’alcool, la drogue, obsédés par le
sexe et le besoin d’argent (voir extrait ci-contre).
On le voit une telle parole n’existe pas que pour elle-même.
Elle porte témoignage et bien sûr dénonciation. Et sans nier la puissance
d’affirmation personnelle dont dans un tel contexte elle est bien sûr chargée,
sa visée reste bien évidemment de produire chez ses lecteurs quelque chose de
l’ordre du choc et de l’ébranlement. Qui sans rien céder à la sentimentalité
mièvre [4],
n’exclut pas une forme bienvenue d’humour noir. Et d’attachement.
L’ouvrage du danois Mads Mygind, J’écris pour le matin
clair, pourra paraître plus intimiste au regard de son collègue du Cap dont
il se rapproche toutefois par une utilisation du vers comme forme très libre de
prose coupée. Privilégiant également le récit, plongeant le lecteur dans un
univers social globalement peu réjouissant ce n’est toutefois pas par là qu’il
retient le lecteur. Effectivement, alors que les textes de Nathan Trantraal
sont essentiellement de l’ordre du regard [5],
de le re-création sociologique à vocation finalement documentaire et critique, ceux
de Mads Mygind, plus intériorisés, tiennent eux de la conscience sensible, s’éprouvant
au jour le jour, sans autre projet manifeste que de « s’appliquer à
vivre quelque chose ». Tout, même le plus important, y est dit « juste
comme ça » sans particulièrement viser ni à la profondeur, ni à
l’authenticité. Sans rien en tout cas du pathos par lequel certains croient
établir la preuve de leur abstraite sensibilité.
Qu’il mentionne l’amputation d’une tante, une femme qui se
casse la jambe en descendant d’un bus, une idylle qui se rompt, un sac
plastique qu’on agite au matin, une nuée d’oiseaux qui s’envole, un gamin dans
le bus déclarant que tout est vrai, le froid qui paraît plus vif au-dehors qu’à
l’intérieur du réfrigérateur, une vieille femme ayant peint sa télé en rayures
noires et blanches, les hommes politiques qui blablatent à la télévision, une
pomme à quoi il finit par penser tandis que tant d’autres choses se déroulent
et continuent autour de lui leur existence, Mads Mygind propose une poésie
qu’on dira paratactique dans la mesure où chez lui tout apparaît au
premier plan sans que rien d’explicite y vienne introduire un semblant de
hiérarchie. Ou imposer une idée forte. Ainsi fait-il s’enchaîner, et sans
toujours de lien apparent entre elles, notations, impressions, réflexions, qui
par leur vitesse, leur allant, leur façon de sauter de l’une à l’autre dans une
sorte de zapping permanent, si ce n'est même d'urgence [6],
me rappellent un autre précepte d’Olson, valable d’ailleurs aussi bien,
pensait-il, pour la vie que pour le poème : « UNE PERCEPTION DOIT
IMMEDIATEMENT ET DIRECTEMENT MENER À UNE NOUVELLE PERCEPTION. Ça veut dire
exactement ce que ça dit, qu’il s’agit, en tous points […] d’avancer,
continuer, vite, les nerfs, leur vitesse, les perceptions, même chose, les
actions, les actes au quart de tour, tout le bastringue, fais-moi avancer tout
ça aussi vite que possible, citoyen. »
S’ensuit que l’attention du lecteur se voit constamment éveillée, renouvelée, surprise. Et que, sans avoir à faire d’efforts particuliers pour en décoder la lettre, toujours résolument claire, ce même lecteur peut s’il le veut, faire par le poème, l’épreuve féconde toujours pour lui d’une double étrangeté : celle d’un être qui n’est pas lui mais dont, tout au fond, il est amené à se sentir le semblable [7], celle aussi plus subtile, de l’inquiétante proximité, pour chacun, de la vie de partout qui déborde. Ce à quoi la parole tente, sans en rajouter, de faire contrepoids, comme le montrent, je crois, les dernières lignes du livre :
je suis assis à la table de la
cuisine et pense à mon grand-père
il est mort aujourd’hui
il est 3h37
j’écris pour le matin clair
[1] On
notera que ces 2 ouvrages sont donnés en édition bilingue, chose suffisamment
rare pour être non seulement signalée mais saluée. Le premier, celui de N. Trantraal
dans une traduction de Pierre-Marie Finkelstein, le second, de M. Mygind, dans
une traduction de Pauline Jupin réalisée avec le concours de Paul de Brancion.
[2] Le titre
original de l’ouvrage paru au Cap en 2013,
Chokers en Survivors, renvoie aux tartines (chokers) de
beurre de cacahuète avec de la confiture que le gouvernement sud-africain distribua
à une certaine époque aux enfants des quartiers pauvres. Dans le poème qui
porte ce titre à la fin du recueil, l’auteur évoque un jeune drogué qui lui
rappelle le quatrième frère des Bee Gees, celui dit-il qui est mort d’une
overdose de cocaïne. Ajoutant à son propos : « c’est comme s’il
n’était pas mort/ comme s’il était v’nu à Lavis/ s’était noirci le visage/ et
avait payé la famille de ma mère pour qu’ils disent qu’il était leur frère//
comme s’il avait troqué sa coke contre des pilules de mandrax/ son champagne
contre une bière/ sa villa contre une maison miniature/ sa beauté contre une
bête/ la scène contre le chantier naval/ les feux de la rampe contre
l’obscurité/ le succès contre l’échec/ et le caviar contre des tartines de
beurre de cacahuètes avec de la confiture »
[3] C’est là
sans doute l’une des limites de cette forme de poésie à laquelle les puristes
reprocheront de ne pas davantage exister comme le voulait d’ailleurs aussi
Olson, pour l’oreille. L’oreille entendue ici comme puissance génératrice d’un
sens non prémédité. Vue dans sa dimension, pour le poète, exploratrice.
[4] comme
l’écrit lui-même Nathan Trantraal : « s’il y a bien une chose sur
laquelle on est tous d’accord/ c’est qu’on déteste tout ce qui est sentimental ».
[5] Il faut
néanmoins prêter attention au fait que le regard posé par Nathan Trantraal sur
le milieu dans lequel il a grandi est en fait un regard transposé, qui fait que
le poème repose toujours sur un certain art de la mise en scène. C’est un
adulte qui écrit pour l’enfant et l’adolescent qu’il se souvient avoir été et
de manière bien sûr à ce que la scène qu’il reconstitue produise un certain
effet.
[6] Que symbolise bien sûr ce passage où l’auteur évoquant des bouleaux brillant le soir dans un cimetière, précise qu’il écrit un poème sur l’un d’eux « sans pouvoir attendre qu’il soit devenu papier ».
[7] Voir p.
23 : « j’ai l’air si confus/ dans la pénombre/ tout au fond/ je
ressemble à un million/ d’autres »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire