BALTHUS |
J’ai vécu mes premières
années dans une rue de Boulogne-sur-Mer dont le nom, seulement maintenant, plus
d’un demi-siècle plus tard, évoque autre chose que ces associations qui forment
le fond ensommeillé, parfois plein de poésie, des esprits encore mal contrôlés
que sont les esprits d’enfance.
Ernest Hamy, cet élément de signalétique que je recopiais
avec ma date de naissance sur les étiquettes de mes cahiers d’écolier, n’était pour
moi qu’une séquence graphique intellectuellement vide qui, même plus tard, lorsque je fus devenu
moins ignorant et alors même que les hasards de l’existence m’eurent conduit à
m’installer à deux pas du beau manoir du
Waast qui fut la résidence d’été de mon lointain compatriote, me laissa sans
curiosité. Stupidement, ma pensée le rangeait parmi les vieilles notabilités,
sans histoire et sans gloire. Pourtant Hamy fut dans la seconde moitié du XIX ème
siècle, un de ces enfants de Boulogne que son époque et son tempérament généreux
portèrent, pour reprendre les mots merveilleux de Montaigne à embrasser l’univers comme sa ville, à jeter
ses connaissances, sa société, ses affections à tout le genre humain,
persuadé aussi qu’il était, comme nombre de ses contemporains éclairés, des
indiscutables bienfaits de la science, des sciences devrais-je dire, et de la
marche irrésistible, juste un peu ralentie parfois, du Progrès.
La rue
Ernest Hamy où mon père possédait une maison qu’il fit reconstruire grâce à
l’attribution de dommages de guerre, était une petite rue maigre. Coincée entre
les arrières du théâtre qui servaient aussi d’urinoir public et les premières
montées un peu raides vers la gare et les boulevards entourant les remparts de
notre ville haute, son animation lui conférait cependant un caractère unique. Dont le charme disparu
demeure encore aujourd’hui pour moi dans certaines toiles de Balthus. Au début
des années cinquante, la nuit venue, elle débordait, d’une faune qu’excitaient
les trois ou quatre établissements faiblement éclairés où se pratiquait apparemment
un commerce sommaire d’amours à bon marché. Le soir, des ouvriers, des employés
et comme aurait dit Apollinaire, de belles
sténodactylographes, venaient occuper le local du siège du Parti communiste
installé dans la maison d’angle qui faisait face à la nôtre. Un cinéma, le
Coliseum déployait un peu plus loin, sa large entrée, ses affiches géantes.
Criardes et parfois inquiétantes. Une cordonnerie, un marchand de fleurs, une
épicerie, un petit restaurant, l’Escargot, sans compter les enfants
qu’on laissait volontiers à l’époque jouer dehors, ajoutaient encore à la vie
de cette rue où plus rien n’existe aujourd’hui que de modestes façades plus ou
moins chichement et médiocrement réhabilitées.
Tout académicien qu’il fut, président de
nombreuses sociétés savantes, fondateur du Musée du Trocadero dont la visite
qu’il y fit inspira vers 1907 à Picasso sa conception de l’art, en l’écartant
définitivement du souci de représentation réaliste du visage [1],
Ernest Hamy n’a pas dans notre histoire la dimension d’un personnage capital.
Mais on ne saurait non plus considérer son
existence comme simplement accessoire. Curieux des origines, cherchant à
retrouver le commun sous les différences les plus frappantes de culture,
l’ouverture de son attention au monde, à la fois dans l’espace et le temps,
fait de lui l’un des membres éminents de cette belle légion d’esprits qui peut
nous permettre aujourd’hui de penser autrement l’admirable paysage de l’être en
nous délivrant des prétendues supériorités, des supposés savoirs dans lesquels
toute une part de notre culture et de notre éducation visant à tout
uniformiser, a tenté de nous enfermer.
S’il existe
une rue Pinard au Canada, dans la ville de Saint Hyacinthe entre Montréal et
Trois Rivières, il n’existe toujours pas à ma connaissance de rue Pinart à
Boulogne-sur-Mer. Sans doute qu’un tel patronyme dans un département suspecté
de détenir l’un des taux record d’alcoolisme a refréné le désir des édiles de
témoigner ainsi leur reconnaissance à l’un de leurs concitoyens à qui la ville
doit pourtant l’un de ses prestiges majeurs. Ce n’est d’ailleurs que récemment
que le monde savant s’est avisé que le Château-Musée de Boulogne possédait avec
sa collection de masques du Grand Nord issus des îles aléoutiennes et plus
particulièrement des îles Kodiak un trésor unique au monde. L’aventure par
laquelle ces masques, qui eurent en octobre 2002 l’honneur de faire l’ouverture
du Musée du Quai Branly, sont aujourd’hui la propriété de la ville a quelque
chose de fascinant et d’infiniment romanesque. C’est vers l’époque à peu près
où Rimbaud imagine de son côté sa fameuse Lettre du voyant, qu’Alphonse
Pinart, un jeune et riche bourgeois
n’ayant qu’à se laisser vivre, se retrouve, âgé tout au plus de vingt ans, pagayant à bord d’un kayak, au
large de la péninsule alaskienne, pour un périple de plus de 5000 kilomètres ,
porté par le désir d’établir que les premiers peuples du Nord sont en fait des
asiatiques arrivés en ces lieux par le détroit de Béring ! De cette expédition qui durera d’avril 1871 à
mai 1872, le jeune homme rapportera les ultimes et superbes témoignages d’une
civilisation de pêcheurs que les états-uniens progressistes, nouveaux
propriétaires de ces terres jugées par eux primitives, allaient naturellement s’employer
sans attendre, à détruire.
PICASSO 1907 |
Masque Kodiak Chateau-Musée de Boulogne-sur-Mer |
Un peu,
finalement, comme le masque des personnages énigmatiques de Balthus m’a ramené
aujourd’hui à l’époque indécise de la fin de mon enfance, conjoint dans le plus
grand mystère à ces autres jamais oubliés et pourtant jamais connus que je vois
à mes côtés. A ces façades à la fois grises et chaleureuses. Leur horizon tout
autant ouvert que fermé. Dans cette rue Ernest Hamy que je n’ai jamais quittée.
[1] Au printemps 1907, Picasso visite le musée du Trocadéro. Voilà le récit
qu'il en a fait à André Malraux :
"Quand je suis allé
au Trocadéro, c'était dégoûtant. Le marché aux puces. L'odeur. J'étais tout
seul. Je voulais m'en aller. Je ne partais pas. Je restais. Je restais. J'ai
compris que c'était très important : il m'arrivait quelque chose, non ?
"Les masques, ils
n'étaient pas des sculptures comme les autres. Pas du tout. Ils étaient des
choses magiques. Et pourquoi pas les Égyptiens, les Chaldéens ? Nous ne nous en
étions pas aperçu. Des primitifs, pas des magiques. Les Nègres, ils étaient des
intercesseurs, je sais le mot en français depuis ce temps-là. Contre tout ;
contre les esprits inconnus, menaçants. Je regardais toujours les fétiches.
J'ai compris : moi aussi, je suis contre tout. Moi aussi, je pense que tout,
c'est inconnu, c'est ennemi ! Tout ! Pas les détails ! Les femmes, les enfants,
les bêtes, le tabac, jouer... Mais le tout ! J'ai compris à quoi elle servait,
leur sculpture, aux Nègres. Pourquoi sculpter comme ça et pas autrement. Ils
n'étaient pas cubistes, tout de même ! Puisque le cubisme, il n'existait pas.
Sûrement des types avaient inventé les modèles et des types les avaient imités,
la tradition, non ? Mais tous les fétiches, ils servaient à la même chose. ils
étaient des armes. Pour aider les gens à ne plus être les sujets des esprits, à
devenir indépendants. Des outils. Si nous donnons une forme aux esprits, nous
devenons indépendants. Les esprits, l'inconscient (on n'en parlait pas encore
beaucoup), l'émotion, c'est la même chose. J'ai compris pourquoi j'étais
peintre. Tout seul dans ce musée affreux, avec des masques, des poupées
peaux-rouges, des mannequins poussièreux. Les Demoiselles d'Avignon ont dû
arriver ce jour-là mais pas du tout à cause des formes : parce que c'était ma
première toile d'exorcisme, oui!"
Extrait de "Besoin
d'Afrique", Fottorino, d'Orsenna et Guillemin, Livre de Poche
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