F. Bacon, In memory of George Dyer, panneau central |
Transformation d'une forme de vie en une forme de langage et
transformation d'une forme de langage en une forme de vie, comme l'affirmait du
poème le regretté Henri Meschonnic, c'est ce qu'exemplairement le lecteur
pourra voir s'accomplir dans l’ouvrage de Stéphane Bouquet, Les amours
suivants. Car c'est avant tout l'incessant mouvement le portant de sa vie à
la parole et de sa parole à la vie qui anime et génère le fond d'invention
constamment émouvant des livres de ce poète.
De la vie, Les amours suivants tentent, au
moyen de formes à la fois variées et supérieurement désinvoltes, de retenir le calendrier
disparate et d'une certaine façon pittoresque d'un quotidien principalement
urbain fait en grande partie de déplacements dans divers lieux plus ou moins
éloignés du monde, avec leurs spectacles très actuels de rues, de métros, de
passants dont la "fugitive beauté", comme aurait dit
Baudelaire, constitue à l'occasion "un dangereux débarquement
d'espérance". Et parce que ce livre se place, de par son titre ainsi
que par le choix dans sa première section du sonnet, certes très librement
modernisé, sous le signe de notre bonne vieille lyrique amoureuse, c'est cette
existence là, l'amoureuse, cette intensité là, cette bouleversante
présence/absence là, que l'auteur, à sa manière, plurielle, affranchie de toute
convention, cherche aussi à saisir.
Dans un
entretien avec Frank Smith, Stéphane Bouquet affirme que poésie et désir
sont pour lui exactement la même chose. Que la poésie, "c’est l’espérance
que le monde est là et qu’il va nous laisser entrer, venir. Ou qu’il va venir
en nous, entrer". "Une activité de dé-solitude".
C'est ainsi que la suite nombreuse des amours composites évoqués tout au long
des pages dans leur crudité parfois de notations les plus charnelles, ne doit
être compris que comme la forme métonymique, intimement vécue certes, d'un
appétit de relation plus large, débordant, avec le présent toujours renouvelé
du monde. Dont la façon de se donner comme de se dérober, d'excéder notre
capacité à tout retenir provoque chez le poète aussi bien l'élégie, le thrène,
l'hymne... Encore que chez Bouquet qui répugne à l'éloquence, ces formes ne
s'expriment que sous le couvert d'une parole qui pour être toujours inventive et
parfois déconcertante reste fondamentalement triviale, communicante, au sens où
elle ne cherche à aucun moment à s'affirmer pour elle même. Mettre en avant le
ça aux dépends maladroits de l'être.
Que l'on soit à Taipei, Brooklyn, Berlin ou simplement à
Paris, en compagnie d'un amant turc, cubain ou taïwanais..., gentiment repoussé
par un autre devant un film de Michael Winterbottom, branché sur Facebook ou
Youtube ou se parlant à soi-même à la seconde personne du féminin dans les
salles désertes du château de Sans-souci, c'est toujours "la mort
éparpilleuse" qui finalement tire dans l'ombre les ficelles de notre
mutable et mal pérenne condition. Elle qui bloque sur 18, 13, 15, 19 ... le
nombre d'années vécues par ces adolescents gays suicidés que l'auteur énumère
dans l'une des plus belles suites du livre. Alors s'il faut qu'on meure, et
vite, faut-il vraiment toujours, comme le réalise Madame de Mortsauf, que
Bouquet cite sans doute à partir d'un texte de Pierre Michon tiré du Roi
vient quand il veut consacré aux Vies minuscules, mourir
en ayant trop peu vécu ? Sans être "jamais allé chercher quelqu'un sur
la lande" ?
Et c'est bien parce que tout ne doit pas finir déjà dans
la mort, qu'il est de plus en plus apparemment nécessaire pour Bouquet de
multiplier en lui, autour de lui, les preuves d'existence. En fabriquant par
exemple à partir du toucher amoureux "l'utopie provisoire qu'il y a
dans la société des gestes " En faisant que la poésie très
simplement vienne pour nous, "voler les choses à l'absence ".
Nous conduise dans le bruit de notre "enfance intérieure/ qui crépite
toujours plus fort […] vers les demains défatigués ".
Car amour, poésie ne relèvent ici que d'une seule morale : "fais ce que
déploie la vie". Une double éjaculation. Qui ne répugne à aucun
bavardage. Aucune trivialité. Quitte à choquer les lecteurs. Et pas
nécessairement les plus prudes. Car "nul/ son n'est dissonant qui nous
parle de vivre ".
Certes, l'amour, la poésie, ne sont au fond que de petits
miracles. Précaires. Imparfaits. Le langage ne marche pas pour de vrai. L'autre
qu'on aura aimé finira sans doute par "devenir anonyme dans le t/
apostrophe de l'expression je t'aime " : les pronoms ne
conservant pas la forme des visages. Et pas certain que le poète qu'on est
parvienne, à la différence de celui qu'on rêve, d'atteindre à "la
grande écriture lisible par les arbres/ aussi et par la société des bêtes ".
N'empêche que les bulletins de survie que
constituent les poèmes, équipés qu'ils sont "pour saisir le moindre
frisson", avec leur "cliquetis de mots jeté/ parmi la
poussière noire", leurs merveilleux néologismes, constituent autant de
propositions n'attendant qu'à se nouer à l'imaginaire propre du lecteur. Un
lecteur "électro-compétent" qui serait, comment dire, capable
de se brancher sur la même source d'intensité, musicalisée, résonnante, que le
poème. Attendant la même chose du monde. Comme un surcroît dans le soir de
lumière. Un luxe un peu moins désuni ou mieux relié d'être.
Une façon, à la fin, de se sentir, peut-être et malgré tout
- c'est le tout dernier mot du livre - ensemble. Suffisamment
ensemble.
N.B. : Ce billet a été publié pour la première fois le jeudi 7 novembre 2013
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