Publié à l'origine en 2013, sur mon ancien blog, je crois intéressant de reprendre ici cet article destiné à conforter chacun dans ses pratiques de lecture, libres et vagabondes. Ainsi qu'à recommander aux enseignants de lettres de se délivrer autant que possible des grilles artificielles d'analyse que l'institution, en particulier à l'époque, s'ingéniait à leur faire adopter. On pourra compléter la lecture de cet article par ma présentation du livre nécessaire de Marielle Macé Styles qui viendra élargir et approfondir cette réflexion.
Il y a quelque chose du cheminement curieux, aventureux, profondément
passionnel, mis en oeuvre par la découverte en voyage d'une ville étrangère,
dans la lecture du texte littéraire. Principalement du texte poétique, cet
espace signifiant, toujours un peu dépaysant qui constitue par rapport aux
pratiques bien ancrées, situables, de la communication ordinaire, un ailleurs
déroutant, remuant, de la langue.
La pédagogie des cartes, des grilles et des définitions procure aux esprits
plats l'illusoire satisfaction de parcourir le monde, tout armés de la foi en
l'existence d'un savoir objectivable qui dessinerait pour la masse
indifférenciée de leurs utilisateurs des itinéraires obligés. Passant par
toutes sortes de guides. En poésie, par les livres du maître. Le commentaire
littéraire en trois parties. La reconnaissance des figures. Des écoles. Des
monuments. Des mouvements...
Sans nier l'intérêt de la mise en valeur de repères communs,
hors desquels bien entendu, il n'y aurait plus de communication efficace et
réelle possible, il faut bien reconnaître que s'arrêter comme on le fait trop
souvent à cette approche surplombante, désincarnée, du texte poétique ne peut
donner qu'une image totalement réductrice de sa nature, de sa puissance latente
de transformation, voire de sa nécessité propre.
L'espace vivant, dynamique, du texte n'est pas celui de sa
représentation intellectuelle. Des chemins balisés. Des parcours ordonnés. De
même qu'on ne commence à connaître une ville qu'en la parcourant physiquement,
la découvrant par la marche, la vue, à coups d'égarements, de surprises, de
tours et de retours qui ne vont pas sans fatigue et parfois sans déception, on
n'entre dans un poème qu'à la condition de s'y engager vraiment. En traçant,
crayonnant, gribouillant pourquoi pas, en tout cas, inventant son propre
itinéraire. Dépendant des mouvements singuliers de sa conscience, de sa
sensibilité. " En utilisant les énoncés toujours parcellaires du texte
comme guides, certes, mais - comme l'écrit Yves Citton dans Gestes
d'humanité - en les complétant pour en constituer une image plus vive grâce
à l'apport d'informations fournies par des modèles cognitifs intériorisés, des
mécanismes inférentiels, des expériences vécues et des connaissances
culturelles, y compris tirées d'autres textes. "
Fernando Botero |
Ce qui signifie qu'il n'y a pas de terme, de terminus à
jamais arrêté de l'oeuvre. Ouverte de façon que chacun vienne y tracer son
trajet propre, elle ne peut avoir, comme le monde lui-même, que des passagers
temporaires, des lecteurs singuliers. Historiques. Auxquels l'école serait bien
inspirée d'accorder un peu d'air. Laissant à chacun la possibilité de dérouler
à l'occasion son propre fil d'Ariane, le suivre dans ses circonvolutions, ses
allées, ses venues, au lieu, croyant bien faire, d'empêcher tout vagabondage en
toujours s'efforçant d'acclimater notre inconnaissance grâce à des langages
prétendument connus.
Car si les tableaux, les cartes ont certes leur mérite, pour
ce qui est de pouvoir collectivement, socialement nous retrouver, nous situer,
l'histoire, le récit des parcours, même erratiques, apparemment incongrus, que
nous aurons effectués à l'intérieur de la matière buissonnante des espaces où
nous avons pénétré, a beaucoup à nous apprendre sur nous, sur les réalités plus
ou moins consistantes, résistantes en même temps fuyantes, des choses ( monde
et esprit bien sûr) dont nous sommes continûment pétris .
Les notes qui suivent visent à compléter le billet précédent qui
plaide pour une approche plus libre à l'école, de la lecture. Débarrassée des
grilles artificielles d'analyse. Et de sa croyance, semble-t-il toujours trop
prégnante, que le texte contient à l'intérieur de lui un sens, un sens
objectif, comme définitif, qu'il s'agirait de commencer d'abord par découvrir
et qui serait le même pour tous.
Petite citation éclairante pour commencer : nous
l'empruntons à Joseph Conrad qui écrit à propos de Marlow, le jeune officier
britannique narrateur d'Au coeur des ténèbres : " Les
contes de marins sont d'une franche simplicité, tout le sens en tiendrait dans
la coquille d'une noix ouverte. Mais Marlow n'était pas typique (sauf pour son
penchant à filer des contes) ; et pour lui le sens d'un épisode ne se trouve
pas à l'intérieur, comme d'une noix, mais à l'extérieur, et enveloppe le conte
qui l'a suscité, comme une lumière suscite une vapeur, à la ressemblance d'un
de ces halos embrumés que fait voir parfois l'illumination spectrale du clair
de lune." P. 87 de l'édition G.F. traduction de J.J. Mayoux, 1989.
Claude Simon retiendra tout particulièrement ce propos en le plaçant en
épigraphe de son tout dernier roman : Le Tramway, à côté d'une
citation tirée du Côté de chez Swann de Marcel Proust.
N'entrer dans les livres, dans le poème en particulier,
qu'à la condition de s'y engager vraiment. C'est la problématique même
aussi du savoir géographique. Alors qu'on a longtemps enseigné la géographie à
grands coups de nomenclatures, de cartes, de relations, de chiffres, de
distance... imaginant pouvoir penser scientifiquement l'espace qui nous est
donné à vivre hors du sujet vivant que nous constituons, toute la géographie
actuelle se soucie de notre relation intime, particulière avec le monde qui
nous entoure. Se développe au sein d'une véritable fréquentation de ce dernier.
Allant jusqu'à concevoir l'espace non comme un ensemble extérieur donné, figé
mais comme une pluralité possible de parcours différenciés. On lira dans
l'ouvrage de Jean-Marc Besse,
Le Goût du monde, principalement dans son dernier chapitre, Paysage,
hodologie, psychogéographie, un bel exposé des diverses avancées réalisées
dans ce domaine.
Le texte littéraire n'est en rien replié sur lui-même et
la célèbre formule de Gertrude Stein, à savoir "a rose is a rose, is a
rose..." sur laquelle s'est fondée une partie des avant-gardes
brutales de la dernière partie du siècle passé fait totalement l'impasse sur
les mécanismes effectifs de la lecture qui reposent sur des jeux complexes de
connotations dans lesquels c'est l'ensemble de la conscience, intelligence et
sensibilité liées, tout un monde de signes et de représentations plus ou moins
agissants, singulièrement orientés par une existence personnelle, qui se trouve
convoqué. "A rose" est toujours dans le moment de la lecture
bien autre chose et beaucoup plus qu'une rose. Et jamais la même pour chacun.
Et pour chacune des lectures que nous pourrons en faire.
La langue n'est pas un but en soi. Elle est une forme
complexe et bien entendu essentielle de relation de notre être avec le monde.
Mais c'est l'être ou la vie, le monde, qui sont aux deux bouts de la chaîne.
Espaces buissonnants de la lecture :
On rappellera ici les remarquables approches - qui devraient
éclairer plus d'un pédagogue sur ses pratiques - de l'historien Michel de
Certeau telles qu'il les formule dans l'Invention du quotidien (voir
dans la collection Folio Essais, l'Introduction Générale, p. XLVIII et suiv.).
Je pense à sa notion de "lecture braconnage" dont il faut bien
admettre qu'elle ne saurait se substituer à des lectures de type savant,
autorisé, mais dont il faut savoir qu'elle représente la forme la plus
naturelle, plaisante, enrichissante, inventive aussi, vitale, de relation avec
le texte. Sans du tout renier, j'insiste, l'importance des pratiques savantes,
il serait bon qu'à l'école ces dernières ne prennent pas trop vite et trop
largement le pas sur ces lectures d'appropriation, remuantes et un peu
vagabondes que le fin pédagogue devrait encourager de manière à en approfondir
et affiner les procédures.
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