Quel point commun entre La Lutte de Jacob avec l’Ange
de Delacroix et ce minerai de couleur-brun-rouge appelé coltan, parfois
encore tantalite, dont on nous dit que le sous-sol de la République
démocratique du Congo contiendrait plus des trois-quarts des réserves
mondiales ?
Tout dans l’univers est lié. Nous n’avons que le choix des
parcours. De ceux qui nous font avancer un peu plus dans la connaissance et la
mesure de nos responsabilités. Ou à l’inverse de ceux qui feront de notre existence
qu’elle n’aura servi à rien. Pire ! Qu’elle n’aura fait que contribuer à
précipiter la perte de tout ce qui en nous, autour de nous, constitue la
prodigieuse et fragile beauté de la Vie.
Les choses ne se passent pas trop bien, semble-t-il, ces
derniers temps, dans les établissements scolaires. L’extrême concentration des
esprits sur l’évaluation, le système des notations et le jeu permanent des
contrôles, tendraient selon nos collègues à enfermer les apprentissages dans un
temps administratif bien éloigné de ce qui féconde les curiosités, épanouit
lentement la réflexion, intensifie pour finir la résonance des découvertes qui
transforment.
Alors, un parcours comme celui que nous venons d’accompagner
allant du dernier grand combat d’un des plus grands peintres du XIXème à
la prise de conscience des guerres dissimulées aujourd’hui dans le monde pour
la propriété des terres rares, un parcours qui fait traverser moins d’un
kilomètre des rues parmi les plus richement historiques de Paris, du parvis de
l’église Saint-Sulpice où se lisent encore des vestiges à moitié effacés de
notre grande révolution jusqu’à cette partie préservée de l’Hôtel de Vendôme où
se niche l’un des plus beaux musées de minéralogie du monde, un parcours allant
de la petite histoire à la grande politique internationale en passant par la
science des cristaux et l’art difficile de la fresque, de la petitesse de
l’homme attaché à détruire les traces de ceux auxquels il est opposé à la
grandeur des quelques-uns qui nous débordent par leur travail, leur créativité
ou leur génie, oui, ce parcours pourra-t-il toujours s’effectuer avec les
écoles ou ne restera-t-il que le souvenir d’un simple moment arraché à la
triste routine d’une formation de plus en plus considérée autour de nous comme
un dressage.
Travailler pour l’avenir ! tel est l’intitulé de
la singulière journée que nous avons imaginée avec l’équipe rassemblée par le
Proviseur du lycée Berthelot de Calais pour effectuer dans l’esprit du
Laboratoire Novalis auquel j’ai l’honneur avec les Découvreurs d’appartenir, et
dans le cadre d’un travail tournant autour de la publication par les éditions
invenit du Système poétique des éléments, une véritable action éducative
à vocation transdisciplinaire.
Tenons-nous en aux grandes lignes. Pour une bonne trentaine
d’élèves de secondes qui pour la plupart débarquaient pour la première fois dans
notre capitale, la découverte de la célèbre peinture de Delacroix La Lutte de Jacob avec l’Ange fut l’occasion de faire comprendre que toute œuvre est
combat. Que la beauté, le génie ne sont pas donnés d’emblée. Qu’il existe
toujours des difficultés à surmonter. Des matériaux à dompter. Que tout cela,
bien sûr, réclame du temps. Parfois beaucoup de temps. Celui de la formation
d’abord, puis celui nécessaire à la constitution d’une expérience. Et le temps
pour finir de sa conception et de sa réalisation.
Le chemin qui mène de l’église Saint-Sulpice où s’admire
(entre quantité d’autres choses) l’œuvre de Delacroix et le Musée de minéralogie (sis au 60 Boulevard Saint-Michel) passe très heureusement par une
étroite et très courte rue, la rue Férou, qui fournit en raccourci l’occasion
d’évoquer les mille et une richesses que la ville de Paris offre à la considération
du promeneur curieux tout autant qu’averti. Sans négliger l’intérêt qu’il y a à
se pencher quelques secondes sur le coût des offres immobilières exposées en
vitrine de l’agence qui occupe le coin de la rue, et qui remarquons le au
passage a pris la place d’une célèbre librairie, L’Âge d’homme !, on
peut attirer ici l’attention sur le pouvoir d’attraction et de stimulation d’une
capitale qui sur quelques mètres carrés d’habitation et à proximité du célèbre
salon de Madame de la Fayette, accueillit tant d’illustres provinciaux tels Prévert,
Chateaubriand, Renan, Taine, le peintre Fantin-Latour originaire du Dauphiné
sans compter de grands américains comme Man Ray qui y avait un atelier,
Hemingway qui dit-on y écrivit l’Adieu aux armes ou encore Scott
Fitzgerald.
Bien sûr la rue Férou est aujourd’hui davantage célèbre par l’impressionnant
poème mural de 300 m2 réalisé par le peintre calligraphe hollandais
Jan Willem Bruins qui a reproduit sur le mur de l’Hôtel des impôts par quoi
commence la rue, le célèbre poème de Rimbaud, ce fameux Bateau ivre que le jeune Arthur aurait lu
en 1871 dans un café aujourd’hui disparu, situé à quelques dizaines de mètres,
sur la place. Utile nuance à nos propos concernant le vieux Delacroix : la
valeur, comme le fait dire Corneille dans le Cid, n’attend donc pas
toujours le nombre des années. Et c’est sa force aussi que de pouvoir se lancer,
comme le fit Rimbaud et comme le montre son poème, dans l’inconnu et l’aventure
déconcertante aussi des découvertes.
Traversant alors les beaux et classiques jardins du
Luxembourg en profitant pourquoi pas de ses jolies toilettes gratuites (chose
rare !) une photo s’impose avec en arrière plan le grand bassin et la
majestueuse façade du Palais où depuis 1799 siège le Sénat de France. Sur quoi se
fondent donc la grandeur et la magnificence d’un état ? Pas certain que
les jeunes gens qui posent sur la photo se posent cette grave et difficile question.
Une réponse leur sera toutefois en partie fournie au Musée de la minéralogie
maintenant tout proche où les attend le conservateur Didier Nectoux qui, après
leur avoir retracé un rapide historique du lieu, expliqué les nécessités économiques,
industrielles et par voie de conséquences politiques et pédagogiques auxquelles
répond une école comme celle de l’École
des mines dont le musée dépend, leur avoir magistralement fait comprendre pourquoi
la cristallographie allait dès l’an prochain devenir une discipline obligatoire
dans l’ensemble des programmes de première, les avoir aussi laissés s’extasier
devant les merveilles de roches exposées dans ses innombrables vitrines, finit
par leur parler de notre mystérieuse tantalite.
Non, la tantalite n’est pas que ce bloc relativement informe
et pas trop séduisant de roche exposé dans la vitrine. C’est un morceau de
matière dont l’appropriation est devenue aujourd’hui vitale pour les sociétés
qui sont parvenues à rendre indispensables aux milliards d’êtres humains que
nous sommes, ces portables par lesquels nous vivons désormais connectés. Les
découvertes d’abord fondamentales des savants, la puissante créativité des
ingénieurs et le savoir-faire des techniciens et des machines se sont
rassemblés pour qu’autour d’une infime partie de la matière cachée dans cette
roche, matière dotée de propriétés qu’elle est seule à posséder, puissent
fonctionner ces appareils que nous utilisons sans jamais nous poser la question
des ressources naturelles indispensables à leur création.
Le travail de connaissance des savants pour déterminer les
propriétés singulières des éléments, ont conduit depuis l’avènement de l’ère
industrielle, les autorités à s’intéresser sérieusement, méthodiquement, aux
richesses innombrables des sous-sols comme à chercher par tous les moyens
disponibles à se les approprier. Fut-ce par la guerre. Ou la colonisation. De
la vient en partie la grandeur des états. Tous ces cailloux qu’on voit dans les
différentes vitrines sont en fait des richesses dont la possession importe. Et
conduit comme aujourd’hui par exemple au Congo à ces guerres qu’on dit tribales
mais qui cachent en fait des intérêts économiques très puissants.
Demandant à son public de réfléchir un peu aux incidences
des portables que chacun tient effectivement bien à la main, Didier Nectoux
fait comprendre le lien avec le travail des enfants qui exploitent au Congo les
mines de coltan. Lui demande jusqu’à quel point il se sent collectivement
capable d’aller pour lutter contre de telles dérives. Avant d’insister sur le
fait qu’il appartient à chacun de choisir son parcours. Car le monde a besoin
de savants, de techniciens qui travaillent à la fabrication d’un monde plus
responsable et proposent à tous des solutions viables. Mais aussi de politiques
qui fédèrent les énergies en les organisant autour de lois justes et
protectrices. De juristes qui pensent ces lois et les rédigent. De journalistes
qui éclairent réellement l’opinion sur les véritables enjeux du monde dans
lequel nous vivons. D’artistes qui nous illuminent et donnent un sens plus
large à nos aspirations. De professeurs enfin qui sachent bien transmettre. Et
qui d’abord éveillent.
Nous sommes passagers du temps. Sur une terre dont nous
exploitons depuis toujours les richesses pour nous construire un environnement à
la hauteur de nos besoins et de nos aspirations. Mais si ces dernières n’ont
aucune limite, il n’en va pas de même des ressources naturelles dont nous
disposons. Quel Ange viendra bientôt nous interdire comme dans cet autre
tableau de Delacroix vu lui aussi à Saint-Sulpice, de pousser plus avant le
pillage de ces biens pour en laisser leur juste part aux générations à venir.
On ne croyait voir là que des cailloux. De petits blocs de
couleurs informes, au mieux quelques splendides cristaux arrachés quelque part
aux entrailles comme on dit de la terre. On y a vu finalement notre histoire.
Et les défis, formidables, qui nous attendent. Cela n’ira pas sans combat. Dans
lequel il faudra que nos jeunes s’engagent. Chacun dans son domaine. Mais dans
le souci commun de maintenant travailler, mieux que nous, à préserver l’avenir.
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