à Dominique Tourte, valeureux maître d'oeuvre du Laboratoire Novalis
Des anges, on en voulait et en réclamait toujours plus à
l’époque. Mais c’étaient des Anges gardiens. Musiciens. Ou des annonciateurs.
Le Concile de Reims ne recommandait-il pas de « bien enseigner aux
fidèles [leur culte] et de leur apprendre tout le soutien et l’appui qu’ils ont
et peuvent trouver dans la protection et l’invocation des esprits célestes ».
Or c’est d’anges combattants, d’un ange soldat même en la personne de Saint-Michel
terrassant le Démon, ou punisseur sous les traits de la figure ailée qui
fondant du plafond s’apprête à fouetter de verges ce pillard d’Héliodore, que
Delacroix fit le choix. Afin
d’introduire « à grands traits [1]»
et pourquoi pas « avec furie [2]»
dans cette église sise au cœur d’un quartier tout encombré de boutiques proposant
au chaland leur lot criard et plâtreux de bondieusailles, des grâces
stupéfiantes qui elles, diable non, n’avaient rien de sulpiciennes.
Le Journal livre très peu d’informations sur ce Combat
de Jacob avec l’Ange qui est assurément la pièce phare des trois
compositions de Saint-Sulpice. Mais un texte daté du 1er janvier
1861 éclaire merveilleusement le climat mental qui présida chez Delacroix à
l’achèvement de son œuvre. « La peinture me harcèle [écrit-il] et
me tourmente de mille manières à la vérité, comme la maîtresse la plus
exigeante ; depuis quatre mois, je fuis dès le petit jour et je cours à ce
travail enchanteur, comme aux pieds de la maîtresse la plus chérie ; ce qui me
paraissait de loin facile à surmonter me présente d’horribles et incessantes
difficultés. Mais d’où vient que ce combat éternel, au lieu de m’abattre, me
relève, au lieu de me décourager, me console et remplit mes moments, quand je
l’ai quitté ? Heureuse compensation de ce que les belles années ont emporté
avec elles ; noble emploi des instants de la vieillesse qui m’assiège déjà de
mille côtés, mais qui me laisse pourtant encore la force de surmonter les
douleurs du corps et les peines de l’âme. »
Le thème du combat de l’artiste avec l’art est un thème
infini. Qu’on remonte ou non au célèbre défi, rapporté par Pline, que le
peintre Zeuxis lança à son confrère Parrhasios, force est de reconnaître que
l’artiste se confronte toujours à la résistance que lui opposent aussi bien les
formes que bien entendu la matière. Pour ne rien dire des préjugés et des
prescriptions de son temps. Qu’il veuille soit imiter la Nature, soit atteindre
quelque Beau idéal, voire plus romantiquement « plonger dans l’Inconnu
pour trouver du nouveau », l’artiste est un athlète de la pensée, du
sentiment, qui doit toujours pousser plus loin sa technique, exalter toujours
davantage les ressources de son imagination. L’artiste est un être d’exigence
et de dépassement. Nul sans doute mieux que Baudelaire dans Le Confiteor de
l’artiste (1869) n’aura exprimé le caractère douloureux de cette condition
qui n’offre à ses yeux d’autre issue que la certitude tragique de la défaite.
Rien de tragique toutefois chez Delacroix. Pour qui l’art n’est
avant tout qu’empoignade. Mobilisation d’énergie en vue de faire sortir de soi
le meilleur de soi-même. Certes, dans sa perspective, l’artiste s’affronte à
des forces, des résistances qui de loin le dépassent. Mais de cet affrontement qui
lui coûte ses forces naît, après-coup, comme un surcroît en lui de jouissance.
Lui rendant quelque chose comme une autre plénitude de l’être. C’est ainsi qu’à
la différence du démon ou d’Héliodore terrassés par les puissances supérieures
du Ciel, son Jacob qui n’est venu ni pour faire main-basse sans effort sur des
richesses qui ne lui appartiennent pas ou répandre autour de lui le Mal, se
verra reconnu comme digne de son adversaire. Qui fera de lui finalement son
élu.
Dès lors tout sur l’humide paroi sur laquelle elle éclate fait
à Saint-Sulpice advenir un hymne à la Peinture. Jacob peut bien toujours
figurer quelque grande et obscure révélation divine, il n’en représente pas
moins avant tout, l’obstination du peintre qui jamais ne se décourage jusqu’au
moment où le jour se levant, sa création à son tour, même imparfaite, peut enfin
se montrer au regard lui-même créateur des hommes. Cette magnifique composition
qui ne présente de surnaturel que les ailes d’un ange, bien campé sur ses
pieds, Delacroix l’aura toute emplie de ses lectures, de ses expérimentations, de
ses souvenirs de voyages, en Orient ou dans les campagnes profondes. Et surtout,
de sa liberté d’artiste. Dressant par exemple trois des plus magnifiques arbres
- des chênes ! - que l’on doit en Occident à l’art de la peinture. Et sous
leur ombre désormais traverse devant nous le troupeau rassemblé de ses rêves,
de ses conceptions, comme celui de ses rages, de ses emportements et de ses
célèbres colères.
On dit qu’à la toute fin de l’aventure Delacroix vint un
jour exécuter en l’espace de quelques minutes la grande nature morte occupant le premier plan du tableau juste au-dessus du regard du spectateur. Posée sur l’ensemble formé par le bouclier, le carquois, la gourde, dont Jacob se sera débarrassé pour affronter à mains nues son adversaire, une lance forme comme une hampe sous laquelle viennent s’assembler trois pièces de vêtements dont les couleurs successives – le bleu, le blanc, le rouge – apparaissent comme un rappel symétrique du grand drapeau qui
glorieusement claque au sommet de La Liberté guidant le Peuple. On n’insistera
pas sur la signification de cet emblème ici jeté à terre que le peintre aura ironiquement
caché en le plaçant sous le nez même du regardeur. Préférant remarquer une
autre symétrie. Une autre métamorphose. L’artiste qui dans la Liberté s’était
représenté en jeune bourgeois hésitant, le doigt maladroitement posé comme l’écrit
Peter Weiss dans une très belle analyse[3],
sur la gâchette d’un fusil dont on sent qu’il l’encombre, est maintenant devenu
un terrible lutteur affranchi de toutes les marques vestimentaires de son appartenance
sociale. Un grand bloc d’énergie, fondu dans la couleur. Que plus rien ne peut
abattre.
C’est la raison peut-être pour laquelle il aura abandonné
son ténébreux haut-de-forme pour le simple chapeau de paille des peintres qui,
lui, repose jaune au tout premier plan de l’œuvre. Car déjà sans doute il sait
que, par la grande liberté qu’il a donné à la couleur, sa véritable passion, il
a ouvert la voie à toute la Peinture à venir. Que son chapeau un jour couvrira
la tête d’un autre grand lutteur héroïque dont bien sûr il ignore le nom. Mais
dont nous savons nous maintenant que ce sera Van Gogh[4].
[1] « Il
faut des tableaux à grands traits » Journal, 9 avril 1856
[2] « J’ai
été aujourd’hui à Saint-Sulpice. Boulangé n’avait rien fait et n’avait pas
compris un mot de ce que je voulais. Je lui ai donné l’idée des cadres en
grisaille et de la guirlande, le pinceau à la main et avec furie. »
Journal, 6 avril 1860.
[3] « Ayschmann
montra l’homme en redingote et chapeau noir et la large écharpe autour du col
de sa chemise. C’était l’autoportrait de Delacroix. Ce détail biographique
conférait au tableau une valeur de plus car il évoquait une décision imposée
par les circonstances de l’époque. Plutôt conservateur par nature, l’artiste se
plaçait néanmoins au premier rang des révolutionnaires, il n’était pas encore
tout-à-fait à la hauteur de son rôle, il était à genou, reculant légèrement
comme pour chercher un appui derrière lui, tenant le fusil d’un geste un peu
craintif, le doigt maladroitement posé sur le chien, et cet instant exprimait
parfaitement la situation dans laquelle il se trouvait. Ce qu’il rendait là,
c’était une image idéale et c’est pour cela qu’elle avait quelque chose de
l’étrangeté du rêve, on pouvait lire sur son visage que sa place n’était pas
ici en réalité, il s’étonnait, à peine conscient de ce qu’il faisait lui-même
dans ce qu’il avait peint de façon très réaliste, et se désavouant d’ailleurs
bientôt, il prenait là, en visionnaire, la position d’un homme qui restait à
venir. » Peter Weiss, Esthétique de la résistance.
[4] « Mon
cher frère, c’est toujours entre-temps du travail que je t’écris, je
laboure comme un vrai possédé, j’ai une fureur sourde de travail
plus que jamais. Et je crois que ça contribuera à me guérir. Peut-être
m’arrivera-t-il une chose comme celle dont parle Eugène Delacroix : “ j’ai
trouvé la peinture lorsque je n’avais plus ni dents ni souffle ”,
dans ce sens que ma triste maladie me fait travailler avec une fureur sourde,
très lentement, mais du matin au soir sans lâcher, et c’est probablement là le
secret, travailler longtemps et lentement. » Van Gogh, Lettre n° 604, à son
frère Théo, datant de septembre 1889.
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