mardi 16 janvier 2024

RECOMMANDATION DÉCOUVREURS. LA POÉSIE EST SUR LA TABLE DE DENISE LE DANTEC AUX ÉDITIONS UNICITÉ.


 

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Plus de cinquante années après son premier livre, Métropole, paru en 1970 aux éditions P.J. Oswald, Denise Le Dantec continue comme elle l’écrit « à amasser de la lumière dans [son] sac ». Celle d’une poésie qui n’a que faire des simplismes, des intellectualismes, des formalismes, des platitudes, des renoncements ou des vulgarités contemporaines, mais qui, parfaitement au fait de tous les questionnements et de toutes les libertés qui auront marqué l’histoire poétique des cent dernières années, continue de porter au plus haut un désir de parole totalement ouvert sur le monde dans toute sa beauté comme dans sa non moins fondamentale monstruosité.

« Sur quoi repose le monde ? » demande t’elle à la fin d’un poème où elle se pose toute une série de questions à propos de sa relation particulière à la poésie. « La terreur » répond-elle. « Sur quoi repose le poème ? / L’amitié » conclut-elle. Et c’est là sans doute que se puise le généreux élan dont on voit bien qu’il nourrit l’ensemble de son œuvre, cette inaltérable volonté d’accueillir, de célébrer toutes les forces de vie, dans la conscience poignante de tout ce qui depuis toujours mais aujourd’hui de plus en plus peut-être, les menace.

Le lecteur qui découvrirait la poésie de Denise Le Dantec par cette publication ne manquera sans doute pas d’être interpellé par le caractère merveilleux de la plus grande partie de ces poèmes dont l’imagerie en partie « surréalisante » n’apparaît jamais comme elle peut le faire chez certains comme une vieillerie dommageable, un gratuit assemblage sonnant creux n’aspirant qu’à faire trop facilement poésie, mais comme une façon, s’en remettant à « la pure jouissance du signifiant » d’opérer une lumineuse et magique traversée du réel, qui n’est pas sans rappeler pour moi l’éblouissant vertige de nos regards d’enfance. Qui donnaient vie à toutes choses.

Cette dimension, disons merveilleuse, de la poésie de Denise Le Dantec qui procède le plus souvent à grands coups de vers parataxiques sonnant comme elle dit elle-même comme autant de coups de klaxon dans le langage[1], n’empêche paradoxalement jamais le réel d’être toujours bien présent dans son livre. Que ce réel soit celui des personnes auxquelles elle est le plus attaché[2], celui de la nature dont elle est du moins pour tout ce qui concerne le végétal, une des meilleures connaisseuses[3] ou celui plus artificiel et parfois même trivial de nos sociétés bigarrées d’aujourd’hui. Elle est peut-être la seule, d’ailleurs, parmi mes nombreux amis poètes, à savoir que la fameuse casquette de base-ball qu’on voit couvrir le chef d’une partie de plus en plus large de nos populations porte officiellement le nom de 50fifty ! C’est que le regard de cette femme que son âge et certains problèmes de santé condamnent aujourd’hui à vivre la plus grande partie de son temps dans son logement du rez-de-chaussée d’un quartier de Paris, reste curieux de tout et s’alimente de tout : souvenirs, rencontres, échanges sur les réseaux sociaux, innombrables lectures, dont une partie sans cesse infuse à l’intérieur de ses textes où le lecteur trouvera encore de nombreuses références à sa culture classique, sa connaissance des arts, des langues, bref à tout un savoir qui peut sembler encyclopédique mais qui jamais ne pèse ou pose. Juste apparaît sur la table. Qui est celle du monde.

« Le monde est une table » proclame en effet la toute première épigraphe du livre qu’elle emprunte à Suzanne Doppelt, la faisant suivre d’un extrait des védas affirmant qu’« on doit multiplier la nourriture ». Aucune limite alors à cet appétit qui de fait embrasse ou a pour ambition d’embrasser l’Univers[4] et semble en rebrasser les éléments dans une absolue liberté. Il y a quelque chose de kaléidoscopique, voire aussi de l’ardoise magique[5], dans cette poésie dans laquelle tout nous paraît à la fois fantastique, insolite, déroutant et familier[6]. Où la pensée procède par bonds. Allant du proche au lointain. De l’impersonnel au personnel. D’un temps, d’un lieu, d’une situation, d’un ressenti… à l’autre. Sans que, très étrangement, le lecteur ait jamais l’impression d’entrer dans ce fouillis de vers ou de paroles que demeurent bien des textes composés à partir de semblables formules. C’est qu’ici sans doute intervient ce fameux quelque chose, ce je ne sais quoi de l’ordre de la grâce, de la maîtrise, du goût et sûrement à mes yeux du nécessaire, de l’éprouvé, du justifié en soi, qui rend la parole vivante vivement habitée, et la fait ressentir telle au lecteur.

« Vénus, abattez Mars ! [7]» s’écrie un peu partout le poème dont on sent bien que, s’il ne se cache pas les mille et une barbaries qui abiment le monde, les pertes qui jour après jour s’additionnent du fait de notre fragile et mortelle condition, c’est toujours à l’écoute, à portée, de la splendeur multiple, de l’énergique pulsion de la vie qui de partout s’agite, qu'il prend physiquement corps. Pour saisir après son lecteur par sa puissance d’entraînement, par l’inimitable façon aussi qu’il a de vous faire traverser « le tunnel de l’époque », le fabuleux théâtre qu’est au fond l’existence, où le prix d’une pomme, le passage par une laverie automatique compte autant que le rêve « d’une langue constellée avec de grandes flaques de poésie », où l’évocation même de l’assassinat de Samuel Paty ne doit pas empêcher « les grillons du métro » de se mettre à chanter.



[1] P. 70

[2][2]

[3] On lui doit de nombreux livres sur les jardins, les roses, les herbes…dont certains en compagnie de son frère, Jean-Pierre Le Dantec.

[4] « Nous sommes des mangeurs sidéraux » affirme ainsi le tout premier poème.

[5]  Elle évoque d’ailleurs cet objet page 36 du livre à travers sa nomination allemande en référence sans doute au texte relativement peu connu de Freud « Note sur le « bloc-notes magique » (1925). Il me semble alors qu’il faudrait concevoir le fonctionnement de cette ardoise comme procédant aussi bien de l’inscription, de la notation, à travers toute une série de remarques, d’observations, d’éléments de vision et de pensée qu’il s’agirait par le vers d’inscrire au fond de la mémoire pour en garder trace et souvenance que d’une forme de rétroversion qui viendrait rappeler à la conscience sensible sous des formes ramassées tout un courant profond d’images et d’affects le plus souvent rattachés à son enfance bretonne.

[6] Familier oui. C’est là qu’est à mes yeux le caractère exceptionnel de l’écriture de Denise Le Dantec, c’est de parvenir à nous rendre ses images les plus extraordinaires, insolites, comme presque entièrement familières. Sans doute en partie du fait du caractère très concret, précis, de son vocabulaire. Du caractère aussi très condensé de ses notations qui s’appuient presque toujours sur une réalité singulière contenant un élément prosaïque. On le verra tout particulièrement dans le poème repris en tête de cet article.

[7] Voir p. 106

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