mardi 9 janvier 2024

QUELS VŒUX POUR 2024 ET POUR LA POÉSIE ?

 

Travaillant hier à présenter l’intéressant ouvrage de Typhaine Garnier et plus particulièrement l’image décapante qu’elle y donne, dans un certain nombre de passages, du Poète institutionnel et de la cour ridicule dont il est l’objet de la part de ces « têtes molles » qui affectent de le sacraliser, je suis retombé sur cette Physiologie du Poëte, illustrée par Daumier, que, sous le pseudonyme de Sylvius, on doit en fait à un certain Edmond Texier, poète défroqué devenu journaliste, qui tourne en dérision avec, ma foi, un certain talent les principaux poètes de son temps. [1]

J’avais eu recours à cette publication pour me moquer - hélas, j’ai ce tempérament - de certains de ces poétereaux qui multipliant les récriminations contre le peu d’espace accordé à LA POÉSIE, restent aveugles à l’écart astronomique qui existe entre la pauvreté de leurs propositions et l’ambition démesurée qui les porte. Dans la préface de son premier et quand même assez piètre recueil, intitulé En Avant ! Edmond Texier déclarait ainsi : « Fasse le ciel que notre livre tombe au milieu du monde, comme la pierre tombe dans le fleuve en excitant à la surface des cycles immenses et prolongés». Or, en matière de retentissement, chacun sait bien que l’ouvrage de poésie laisse plus souvent infiniment insensible la surface des eaux qu’il n’y produit ces cercles immenses et prolongés rêvés par notre aspirant poète. Et cela, en dehors bien sûr de l’outrance visible du propos, continue aujourd’hui, bien sûr, à faire bigrement question.

S'il existe des poètes et sûrement par là un peu de poésie, il n'existe effectivement autour d'eux que de maigres poignées de lecteurs pour la plupart d'ailleurs poètes eux-mêmes. Et force est de reconnaître qu’en dépit de leurs diverses proclamations [2], on imagine mal quel impact leur œuvre pourrait ainsi avoir sur la marche des choses. Il y a quelques années je me demandais justement : quid de la poésie des poètes[3], dans un monde où comme le fait remarquer le romancier américain Don De Lillo dans un livre déjà ancien, ''Mao 2'', les véritables architectes de notre sensibilité ne sont plus les artistes mais les terroristes. Où par exemple les auteurs de l'attentat contre le World Trade Center ont un impact infiniment plus grand sur nos esprits que les livres de tous les Prix Nobel de littérature de ces derniers temps. Les principaux artistes performeurs de notre époque ne sont-ils pas, d'ailleurs, comme le soutient ironiquement l'artiste russe Arseny Zhilyaev, dans une exposition qui s'est tenue il y a quelques années à la Kadist Art Foundation de Paris, les grands de ce monde qui tel Vladimir Poutine, possèdent, contrairement aux poètes, la capacité d'impacter vraiment le réel en jouant de leur image et en scénarisant sans complexe leurs diverses actions.

Face à ce pouvoir dont disposent certains de s'engouffrer sans retenue dans les goulots médiatiques qui envoutent nos imaginations, que peuvent, effectivement, pour changer le monde et imposer leurs vues, ces milliers de poètes qui peinent à trouver leur petite centaine de lecteurs et proclament d'autant plus hautement la prééminence et la noblesse de leur art que ce dernier se trouve de fait mis au rancart par les grands appareils de légitimation qui font aujourd'hui la valeur des choses. On me répondra que le temps de la poésie n'est pas le temps des journaux. Et que dans les siècles futurs l'on aura depuis longtemps oublié Poutine et les tours jumelles, qu'on conservera toujours en mémoire les pages de tel grand poète aujourd'hui inconnu. À supposer qu'il y ait encore pour notre Humanité, des siècles à venir.

On répondra peut-être aussi, que la poésie ne cherche pas d'abord à changer le monde mais à se changer soi-même dans son rapport avec le monde et que dans cette perspective, l'important n'est pas que les œuvres de quelques-uns parmi les plus grands poètes soient lues ou écoutées par des foules immenses rameutées par l'inlassable chaine de conditionnement publicitaire à l'œuvre dans ce triste temps, mais que la poésie soit de plus en plus vécue et par le plus grand nombre comme une pratique, à travers le langage, d'invention de soi et d'élargissement d'être. Manière de donner sens et raison à la célèbre formule de Lautréamont : La poésie doit être faite par tous. Non par un ! [4]

En ce début d'année c'est un peu le vœu que je continue de formuler avec les Découvreurs. Que soient de plus en plus nombreux les esprits qui, trouvant dans la matière fluide et inventive de la langue l'occasion de s'insurger contre la modélisation croissante des intelligences, se réaffirment enfin, plus solides et plus vifs, à l'épreuve d'autres sensibilités toutes aussi affutées et autrement libératrices que les sournoises injonctions de la mode ou de la politique. La force de cette poésie-là ne viendra pas d'un tirage affiché à plus de 500 000 exemplaires ! Encore moins de quelques malheureux like mendigotés sur Facebook. Mais de quelques millions d'individus singuliers qui sans chercher la gloire éphémère et postiche des media auront su se faire, patiemment, à l'écart, dans leurs marges, poètes de leur propre vie[5].



[1] On trouvera des extraits significatifs de cet ouvrage dans le dossier que je lui ai consacré en y plaçant un petit échantillon de la préface et des impérissables œuvres du dit M. Texier. On pourra y remarquer que si le poète Texier est exécrable, le génie satirique de Sylvius est réel et c’est avec plaisir je crois qu’on lira encore aujourd’hui ses portraits du poète hugolien, du poète lamartinien, bref, de toute la faune bien diversifiée des poètes d’un temps finalement pas trop différent du nôtre.

[2] Pour ne pas trop peiner les hérauts du moment qui vous annoncent que la Poésie finira bien par sauver le Monde, je me contenterai de citer, à titre d’exemple, cette vaticination par laquelle E. Texier conclut sa redoutable Préface : « Honteux de ne plus poétiser que la douleur de ses flancs et les tourmens de son âme, l'homme poète sortira de sa retraite, et se posant au-dessus de l'humanité qui se tord à ses pieds, et travaille douloureusement comme la femme en gésine ; lui prophète de Dieu, lui poète de l'avenir, il lui criera : Courage ! ».

[3] Il faut bien préciser « des poètes » car la poésie est aujourd’hui partout, chez les romanciers, les cinéastes, les chanteurs, les parfumeurs, partout, sauf apparemment chez ceux qui, par malchance, la pratiquent comme telle. Et paradoxalement craignent de plus en plus d’être appelés poètes. C’est que le mot poésie grâce en particulier au vague dont s’entoure sa définition a fini par bénéficier d’une aura qui lui permet de nimber d’une valeur toute artificielle parce que sans contenu réel, n’importe quelle réalité.

[4] D’où notre engagement depuis près d’une trentaine d’années au service des plus jeunes et de leurs professeurs, pour leur faire à travers le Prix des Découvreurs, rencontrer des formes d’écriture diversifiées ouvertes réellement sur le monde, afin qu’ils y nourrissent un désir plus authentique et créatif de parole capable de les relier plus largement à ce qui les entoure et qui les constitue.

[5] D’où mon choix de l’œuvre de Paul Signac, Au temps d’harmonie, ce temps qu’il importe de ne pas situer dans le passé mais dans un avenir possible, pour illustrer cet article.

1 commentaire:

  1. Quelle grâce pourrait donner la Poésie (avec majuscule) à une année nouvelle...On est si loin parfois, si loin qu'on n'en revient pas.

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