mercredi 10 septembre 2025

RECOMMANDATION DECOUVREURS : ÉLÉGIES MINEURES DE CHRISTOPHE MANON AUX ÉDITIONS NOUS.


 

Et alors où serons-nous ? que deviendrons-nous ? dans quelles ténèbres serons-nous cachés ? dans quel gouffre serons-nous perdus ? Il n'y aura plus sur la terre aucun vestige de ce que nous sommes. «La chair changera de nature, le corps prendra un autre nom ; même celui de cadavre, dit Tertullien, ne lui demeurera pas longtemps ; il deviendra un je ne sais quoi, qui n'a point de nom dans aucune langue »

Bossuet

 

Je pense être maintenant suffisamment familier de l’œuvre de Christophe Manon pour me dire qu’il ne restera pas insensible à cette envie qui m’aura pris de placer la courte note qui suit sous, non point l’égide, le parrainage, mais la dure, réaliste et puissante perspective dressée par Bossuet dans l’oraison funèbre composée par lui à l’intention d’un certain Père Bourgoing,  supérieur général des Oratoriens.

Sic transit gloria mundi !

Ceux qui depuis quelque temps suivent d’ailleurs comme moi de près l’œuvre de Christophe Manon savent à quel point la pensée de la mort, perçue comme chez notre illustre évêque jusque dans ses dimensions les plus fantastiques, la hante. Ils ne s’étonneront sûrement pas davantage du titre de son dernier recueil. L’élégie est une des notes de fond de beaucoup de ses livres qui renvoyant à la mémoire éblouie autant qu’affligée de cette enfance campagnarde et charentaise dont ils font régulièrement affleurer l’inquiète, intense en même temps que douloureuse sensualité, reviennent sur ce qui l’aura là attaché aussi bien aux personnes, sa mère principalement, qu’aux matières, y compris les plus triviales, qui lui auront fourni son décor quotidien. Mineures ces élégies le sont alors doublement par la plongée qu’elles accomplissent dans le temps de l’enfance, par aussi leur volonté de s’écrire « sans rien qui pèse ni qui pose », dans une langue simple, directe où se retrouve cette maîtrise parfaite du rythme, de l’ellipse et des contrastes qui sont parmi les grandes caractéristique de la voix si reconnaissable de leur auteur.

Le lecteur qui entrera dans cette suite de vingt poèmes de quelque quatre pages chacun se verra ainsi pris d’emblée dans le mouvement de toute une pensée sensible embarquant de façon quasi kaléidoscopique une multiplicité d’éléments de nature matérielle, émotionnelle, affective, sentimentale, physiologique, réflexive, qui, jouant des sautes d’espace comme de temps, des registres, aussi bien que des états opposés et du cœur et de l’âme, produiront sur lui cette puissante impression de vie, mais de vie déroutante, qui est ce que la poésie, pour moi, peut produire vraiment de meilleur. Consciente qu’elle est de sa propre fiction. Comme de sa réalité. Et surtout de sa capacité à nous faire et refaire sentir cette très singulière et perturbante façon dont nous sommes reliés au monde. Attachés et rejetés à la fois. Ensemble et solitaires. Portant haut le vivant immense comme le souvenir en soi toujours battant, des morts.

On pourrait parler longtemps de cette poésie extrême et lumineuse. Intime et rassembleuse. Où du monde à la parole et de la parole au monde toujours quelque chose de notre vie commune passe. De notre insaisissable tremble. Où l’ensemble des temps, passés, présents, les uns sur les autres extensivement ricochent. Et la joie sur la peine. La faute sur la rédemption. Le poème rendant in fine grâce. Pour tout. Même sa propre disparition. Dans ce que je ne sais quoi, hors de nous, dont on aura cherché longtemps le nom, oui, quelque part, dans la langue.

EXTRAIT :

6

est une chaise est une table est un cheval est un abricot est un arbre est assis sur le lit est vert et rouge est une voie sans issue est absent est une épiphanie est une phrase un livre un signe est un mot doux secret caché dans le fond de ta poche est un accident est imprévisible est seul si seul si irrémédiablement seul

 

est un oiseau petit tombé du nid

est douce est sauvage

 

est un rêve qui n’est pas un rêve est plus léger que l’air est traité comme un chien est une question qui demeure sans réponse est ivre de douleur et de joie à la fois est une apparition une apparence avide d’être est immensément fatigué est totalement dépourvu est éperdu

 

lundi mardi mercredi puis vient jeudi

 

mais tu m’en diras tant

 

qu’ils ne sont déjà plus tout à fait de ce monde

 

et cependant cependant incontestablement

 

nous fûmes heureux parfois et cela

demeure comme une petite flamme

nichée dans le tréfonds du cœur

 

gorge serrée ventre noué

 

1981 1982 1983 et 1984 et 1985

 

mais tout va si vite si vite

 

ces années toutes ces années pareilles

à des photographies surexposées

 

tout ça c’est du passé n’en parlons plus

 

il est trop tard il est toujours

déjà beaucoup trop tard

 

un petit tas de cendres

 

nue entièrement sous une robe

légère en plein dans la lumière

c’est un instant de grâce rien

qu’un fugitif instant et comme

alors tu souriais tu souriais-tu

vraiment cela je ne sais plus

 

le lit défait les draps froissés

 

dix onze douze elles seront toutes rouges

 

quelque chose tremble

quelque chose brûle

à l’intérieur du corps

 

puis tu m’as pris par la main

 

toujours m’en souviendrai toujours

 

à caresser ta nuque

à faire trembler les murs

 

si seulement seulement

 

loup y es-tu que veux-tu ?

 

le chai le grenier le poulailler

et le petit jardin juste en haut

 

du chemin les bêtes ruminaient l’herbe

poussait les plantes s’épanouissaient

l’air était vivifiant et gai les enfants

riaient en sautant à pieds joints dans les flaques

et des mottes de terre

 

quel est mais quel est donc ce bruit

de tombes et de caveaux qui dansent?

 

tu vis tu es vivante

je te vois dans mes rêves

 

vivante si vivante oh

 

c’est comme si nous n’avions pas été

des enfants nous sommes comme des enfants

 

c’est celui qui le dit qui l’est

 

la douleur s’efface mais toujours

elle revient avec un autre visage

encore plus tragique quel drôle

 

d’endroit pour une déchirure

 

puis c’est le jour puis vient la nuit

 

tout est noir à présent

 

oh merci

merci bien

 

(Page 42).




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