Et alors où serons-nous ? que deviendrons-nous ? dans quelles ténèbres serons-nous cachés ? dans quel gouffre serons-nous perdus ? Il n'y aura plus sur la terre aucun vestige de ce que nous sommes. «La chair changera de nature, le corps prendra un autre nom ; même celui de cadavre, dit Tertullien, ne lui demeurera pas longtemps ; il deviendra un je ne sais quoi, qui n'a point de nom dans aucune langue »
Bossuet
Je pense être maintenant suffisamment familier de l’œuvre de Christophe Manon pour me dire qu’il ne restera pas insensible à cette envie qui m’aura pris de placer la courte note qui suit sous, non point l’égide, le parrainage, mais la dure, réaliste et puissante perspective dressée par Bossuet dans l’oraison funèbre composée par lui à l’intention d’un certain Père Bourgoing, supérieur général des Oratoriens.
Sic transit gloria mundi !
Le lecteur qui entrera dans cette suite de vingt poèmes de quelque quatre pages chacun se verra ainsi pris d’emblée dans le mouvement de toute une pensée sensible embarquant de façon quasi kaléidoscopique une multiplicité d’éléments de nature matérielle, émotionnelle, affective, sentimentale, physiologique, réflexive, qui, jouant des sautes d’espace comme de temps, des registres, aussi bien que des états opposés et du cœur et de l’âme, produiront sur lui cette puissante impression de vie, mais de vie déroutante, qui est ce que la poésie, pour moi, peut produire vraiment de meilleur. Consciente qu’elle est de sa propre fiction. Comme de sa réalité. Et surtout de sa capacité à nous faire et refaire sentir cette très singulière et perturbante façon dont nous sommes reliés au monde. Attachés et rejetés à la fois. Ensemble et solitaires. Portant haut le vivant immense comme le souvenir en soi toujours battant, des morts.
On pourrait parler longtemps de cette poésie extrême et lumineuse. Intime et rassembleuse. Où du monde à la parole et de la parole au monde toujours quelque chose de notre vie commune passe. De notre insaisissable tremble. Où l’ensemble des temps, passés, présents, les uns sur les autres extensivement ricochent. Et la joie sur la peine. La faute sur la rédemption. Le poème rendant in fine grâce. Pour tout. Même sa propre disparition. Dans ce que je ne sais quoi, hors de nous, dont on aura cherché longtemps le nom, oui, quelque part, dans la langue.
EXTRAIT :
6
est une chaise est une table est un cheval est un abricot est un arbre est assis sur le lit est vert et rouge est une voie sans issue est absent est une épiphanie est une phrase un livre un signe est un mot doux secret caché dans le fond de ta poche est un accident est imprévisible est seul si seul si irrémédiablement seul
est un oiseau petit tombé du nid
est douce est sauvage
est un rêve qui n’est pas un rêve est plus léger que l’air est traité comme un chien est une question qui demeure sans réponse est ivre de douleur et de joie à la fois est une apparition une apparence avide d’être est immensément fatigué est totalement dépourvu est éperdu
lundi mardi mercredi puis vient jeudi
mais tu m’en diras tant
qu’ils ne sont déjà plus tout à fait de ce monde
et cependant cependant incontestablement
nous fûmes heureux parfois et cela
demeure comme une petite flamme
nichée dans le tréfonds du cœur
gorge serrée ventre noué
1981 1982 1983 et 1984 et 1985
mais tout va si vite si vite
ces années toutes ces années pareilles
à des photographies surexposées
tout ça c’est du passé n’en parlons plus
il est trop tard il est toujours
déjà beaucoup trop tard
un petit tas de cendres
nue entièrement sous une robe
légère en plein dans la lumière
c’est un instant de grâce rien
qu’un fugitif instant et comme
alors tu souriais tu souriais-tu
vraiment cela je ne sais plus
le lit défait les draps froissés
dix onze douze elles seront toutes rouges
quelque chose tremble
quelque chose brûle
à l’intérieur du corps
puis tu m’as pris par la main
toujours m’en souviendrai toujours
à caresser ta nuque
à faire trembler les murs
si seulement seulement
loup y es-tu que veux-tu ?
le chai le grenier le poulailler
et le petit jardin juste en haut
du chemin les bêtes ruminaient l’herbe
poussait les plantes s’épanouissaient
l’air était vivifiant et gai les enfants
riaient en sautant à pieds joints dans les flaques
et des mottes de terre
quel est mais quel est donc ce bruit
de tombes et de caveaux qui dansent?
tu vis tu es vivante
je te vois dans mes rêves
vivante si vivante oh
c’est comme si nous n’avions pas été
des enfants nous sommes comme des enfants
c’est celui qui le dit qui l’est
la douleur s’efface mais toujours
elle revient avec un autre visage
encore plus tragique quel drôle
d’endroit pour une déchirure
puis c’est le jour puis vient la nuit
tout est noir à présent
oh merci
merci bien
(Page 42).

 
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