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lundi 3 février 2020

ALAIN DAMASIO. UN LIVRE BLEU POLYCHROME. OU LIRE POUR AFFIRMER LA VIE.


Il est réconfortant après avoir enduré les intarissables et nébuleux bla-bla de certains petits Narcisse institutionnels qui ne condescendent à aborder les questions qui les dépassent qu'avec l'ironique ou méprisant détachement qui fera d'eux toujours des goujats de la pensée, de pouvoir compter, chez soi, sur l'amitié de certains livres. Et de retrouver, auprès d'un auteur aimé, cet élan vital que le petit cirque culturel et ses insupportables simulacres semblent en partie conçus pour briser. Le recueil de nouvelles d'Alain Damasio, Aucun souvenir assez solide est de ces livres qui, en dépit du tableau des plus manifestement inquiétant qu'ils brossent de notre situation et de l'avenir que nous nous fabriquons, sont susceptibles de nous redonner cette force, cette impulsion si nécessaires pour ne pas renoncer à rester tout simplement vivants.

Il y aurait des pages et des pages à écrire pour rendre un peu compte du caractère inventif et stimulant de l'œuvre de Damasio. Qui mûrit ses livres sans être comme d'autres, obsédé par le rythme infernal des publications. Ce qui donne à chaque fois des ouvrages qui nous travaillent longtemps et dans les profondeurs. Je considère, pour sa puissance poétique, bien supérieure à celle de trop nombreux ouvrages réalisés par de purs poètes et pour la qualité des réflexions vers lesquelles il nous entraîne, sa Horde du contrevent comme un des romans majeurs de ces dix dernières années et attends avec impatience ses Furtifs qui devraient paraître sous peu.*

Ne disposant pas aujourd'hui du temps, ni peut-être du courage nécessaires pour revenir en détail sur toutes les impressions que m'a laissées une telle œuvre, j'aimerais cependant quand même partager ici un court passage d'une nouvelle dans laquelle la figure d'un scribe lancé tout entier dans l'écriture impossible du Livre, celui qui fera corps enfin avec la vie, rejoint pour moi idéalement la figure que je me fais depuis longtemps du véritable lecteur, un lecteur pour qui la dictée du texte et la soumission à laquelle ce dernier le contraint n'implique aucune perte de liberté, constituant en fait l'occasion d'un déploiement qui n'a de limites que celles qu'il se donne lui-même. Loin de tout fantasme de Vérité. D'identité. Délivré de la tentation d'étouffer le lexique entraînant, rayonnant, de la vie, sa brûlure, sous la cendre reposée des pensées d'inventaire.

TEXTE d’ALAIN DAMASIO

Il faut comprendre qu'El Levir défendait une vision de la littérature (et plus encore du Livre, débat nodal) qui malgré la profondeur de ses travaux et l'ampleur de l'estime que la communauté des érudits lui accordait, non sans réticence, non sans crachat pour ses calligraphies de plein air, n'était plus partagée par personne.

Cette vision, indiscutable pour lui, antérieure même à toute raison, était que la littérature, comme tout art authentique, ne pouvait être que puissance de vie. Donc que le Livre, s'il existait, ne pouvait qu'incarner, avec la plus féroce intensité, la vie — et plus profondément qu'incarner, mot presque statique, la faire fulgurer, siffler, se découdre comme une peau, pour libérer, par éclats — par écart et petit bond, salto, vague haute déferlée, rouleau ou ressac — une coulée de sang pur, d'un rouge d'encre longue, que rien ne pouvait faire sécher, ni vent ni temps, ni le soleil au zénith. Rien, puisque le rythme capturé-relancé à chaque lecture, à chaque attaque de glotte placée au premier mot du premier vers, redéfroissait la totalité de la surface physique du son, lâchait au souffle toute la violence articulatoire des phonèmes briquetés et découplait, sur la page, la masse d'abord compacte des lettres aboutées, pour lui déplier à mesure, comme on offre à un enfant une plage, l'espace où s'architecture l'épars.

On avait toujours objecté, à cette vision, à cette audition, à ce cri, l'idée que le Livre ne pouvait, s'il était unique, contenir quelque chose d'aussi peu rigoureux que la vie, d'aussi multiplement déformable et fluant. Pour une lourde majorité d'érudits, le Livre ne pouvait dévoiler que la Vérité. La Vérité était une. Il n'y avait donc qu'un Livre. Marmoréen. Porteur d'une lumière implacable. Lire le Livre était donc accéder à la Vérité de l'Être, de la Nature ou du Monde (c'était selon la nature des digestions), autrement dit à Dieu.

L'originalité d'El Levir, à ce titre, n'était pas tant qu'il ne croyait à aucun dieu mais que n'y croyant pas, il n'eût pas renoncé à l'espoir du Livre, comme si la Vie, le soleil ivre tournoyant dans le texte suprême, pouvait jeter, du cœur de l'inscrit, en pleine âme, une couleur unique. À la vérité, ses plus proches collaborateurs, dont je fus, surent toujours qu'il n'en était pas exactement (pas du tout) ainsi. La théorie d'El Levir, par ses ennemis simplifiée à outrance, s'appuyait sur cette conviction : qu'un texte unique, même court, recelait une potentialité vertigineuse de sens; que les effets de rythme, dans le plan d'immanence sonore, pouvaient se démultiplier presque à l'infini, aussi bien par vibration moléculaire, de proche en proche, que par effet sonar, avec des sons pulsés dans le vide, sans écho audible, qui apportaient une respiration à même le bruissement; enfin que le jeu des lettres et des mots, la proximité des signifiants (par exemple, rappelait-il toujours, cette manière qu'a «nuit» d'être hantée par son propre verbe, ou « lourd » de vibrer avec lent et sourd), les anagrammes ou les palindromes (une passion dévorante du scribe) pouvaient, si l'on en tenait compte «comme de spectres circulant dans l'ombre blanche de la page», ouvrir au Livre la diversité du vivant. Un Livre unique, oui, d'une seule couleur, pourquoi pas ? – disons bleu – mais d’un bleu hurleur, changeant comme un ciel rougit, se violace puis vire soudain au noir. Un Livre bleu polychrome.

Aucun souvenir assez solide P. 236 - 238


* Ce billet a été publié pour la première fois le 14 avril 2014


mercredi 14 juin 2017

POUR PIERRE DROGI. FULGURATION DE LA VIE.


TIEPOLO Métamorphose de Daphné détail
Reconnaissons notre erreur. Lorsqu’il y a quelque temps je me suis vu adresser Le chansonnier de Pierre Drogi publié à la Lettre volée, j’avais un peu rapidement classé cet ouvrage parmi les productions  de ces auteurs dont j’ai de plus en plus de difficulté à tolérer le manque de simplicité et le caractère par trop ostensible de leur prétendue modernité. C’est vrai qu’à lire du bout des yeux et de l’esprit, comme on fait le plus souvent d’un livre qu’on n’a pas vraiment désiré et qu’on ne fait que feuilleter comme on feuillette certaines personnes de rencontre dont on se dit qu’on ne les croisera plus, bien des choses nous échappent. Et nous pourtant qui, dans notre poésie, nous défions terriblement de tout effort d’étiquettes, avouons que nous ne sommes pas toujours parmi les derniers à enfermer les autres dans la bêtise de nos apathiques et fâcheuses définitions.

Car Pierre Drogi est poète. Et poète vraiment. Comme vraiment je les aime. C’est-à-dire poète traversé mais aussi traversant et ce n’est pas parce que les figures que dessinent ses poèmes sur la page ont un petit caractère mallarméen et dans leur très subtile ponctuation jouent savamment de leur relation typographique au blanc, qu’ils ne sont pas par-dessus tout parole et parole activée pour libérer un peu de ce qu’offre partout, mais à nous si difficilement, le monde : l’expérience d’une relation dégagée, désencagée, décollée de ces pancartes, affiches, écriteaux par quoi la pensée puis sa langue se condamnent à la seule et triste gymnastique  des mots.

Mouvement en profondeur du cœur qui accueille et répond, la poésie de Pierre Drogi, bien que nourrie d’une rare culture, est un « fluide simple », une circulation d’énergies prises on peut dire à toutes choses qui de chaque recoin de la création viennent s’y mélanger, s’y échanger, jouir de leurs métamorphoses pour nous arracher aux fausses certitudes des identités arrêtées et relancer l’infini commerce que nous n’aurions jamais dû suspendre avec tout ce qui de partout renverse et déborde : la vie.

lundi 2 mars 2020

NOUS INVENTER DE NOUVEAUX COMMUNS.


En matière de livre de résidence le pire côtoie parfois le meilleur. Nous connaissons tous de ces minces plaquettes où sous couvert de rendre hommage au territoire qui l’a quelque temps hébergé tel estimé confrère s’en fait comme il peut le rhapsode, bricolant quelques rapides pièces de circonstances dans l’espoir d’ainsi s’acquitter de l’engagement prévu dans son contrat.

Il n’est pas toujours simple d’écrire sur commande. Ou d’en trouver le sens.

Florence Jou n’est apparemment pas de ceux que rebutent ce type d’exercice. Invitée par Le Grand café, un dynamique Centre d’Art Contemporain installé depuis plus d’une vingtaine d’années sur l’estuaire de la Loire, à Saint-Nazaire, la jeune poète-performeuse a bien assimilé l’esprit de cette structure dont une des raisons d’être est d’associer autant que possible les publics diversifiés auxquels elle se trouve rattachée, au processus de création mis en place à leur contact par des artistes que la production d’une œuvre achevée retient moins que l’invention collective d’un chemin enrichissant ou renouvelant les pratiques de chacun.*

Certes dans ses Alvéoles Ouest, Florence Jou ne se libère pas totalement des poncifs qui accompagnent ces productions sensées réveiller pour se la réapproprier la mémoire d’un territoire. Reprenant ici celle des travailleurs des bureaux d’étude des gigantesques chantiers de Saint-Nazaire, elle joue à mon avis un peu trop facilement de la nostalgie d’un monde d’avant le numérique où les tracés effectués sur les plans par des employés devant à l’expérience plutôt qu’à leur diplôme, contrôlant l’ensemble de leurs outils, n’étaient pas encore désolidarisés des corps, « pas encore coincés dans les modélisations »  d’un programme élaboré sans eux. Par les machines. 

On lui en tiendrait rigueur si l’ensemble du livre se contentait d’une critique de convention des systèmes oppressifs nous enfermant aujourd’hui de plus en plus dans le cercle malheureux de nos passions tristes.

Mais, dans un esprit et une certaine invention de formulation qui m’a parfois rappellé le travail d’Alain Damasio dont j’étais d’ailleurs en train de relire la postface qu’il vient d’écrire au livre indispensable de Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Florence Jou, contre ce qu’elle nous invite à voir comme une terrible entreprise de broyage des aspirations légitimes de l’individu, nous entraîne à tout un travail de résistance et de réaffirmation créatrice, inventive, de nos libertés profondes. Face ainsi à ce qu’elle nous donne à penser comme une entreprise de « pestonnage massif » par laquelle l’individu se fait piler, dépiler « comme du basilic, comme de l’ail, comme des pignons », elle revendique pour chacun l’art du bartitsu, cette méthode de défense personnelle née en Angleterre à la fin du XIX, reposant « sur le sens de l’équilibre, l’art de la ruse et une économie de coups ».

C’est que l’heure n’est plus à la plainte voire à la résignation. Mais à l’invention de nouveaux espaces et de formes nouvelles de résistances. Dans la création de nouvelles solidarités. Si possible joyeuses. Allègres. Mobiles. Et pourquoi pas flottantes.

Dans ce domaine l’art doit bien tenir sa place. C’est pourquoi dans la dernière partie de son texte Florence Jou rejoue la scène inaugurale de la création du centre d’art qui l’accueille, réinventant l’argumentaire de Sophie Legrandjacques qui allait devenir sa toute première directrice. Insistant sur la nécessité de « casser les stéréotypes de l’art identitaire » pour proposer à ces Messieurs de la municipalité une aventure susceptible de créer sur leur territoire de nouvelles relations. De faire émerger chez ses habitants une autre et plus fertile intelligence et du monde et d’eux-mêmes.**

Une alvéole est une cavité dans laquelle comme une dent, comme une plante, quelque chose de l’ordre de la vie, de la création, est susceptible de prendre un jour racine. Les Alvéoles de Florence Jou sont à prendre comme la reconnaissance par l’artiste qu’elle est de la puissance d’un lieu où cette vie s’invente, anglant comme elle dit « vers de nouveaux communs », plongeant « dans des ouvertures et des passages », débordant pour finir « d’un réseau inextricable de nouvelles affinités ».


NOTES

* C’est ainsi que ce livre a été conçu pour servir de support à une performance réalisée au Grand Café dans un dispositif sonore imaginé par l’artiste Dominique Leroy. Dans ce dispositif cinq performeurs amateurs dont la directrice du Grand Café ont pu prendre leur part.


lundi 2 juin 2025

MIETTES À PROPOS DE M.E.R.E. RÊVERIE-AUSCHWITZ, DE JULIEN BOUTONNIER, AU DERNIER TÉLÉGRAMME.

Seules les pulsations du coeur retenaient ·Reitz désormais. Son organe battait encore bien qu’il n’y eût plus aucune nécessité d’alimenter un corps en oxygène. C’était une énigme. Pourquoi donc battait un coeur enseveli dans un corps de papier ? Quel était ce pouls qui demeurait maître du temps ? ·Reitz ne cherchait pas de réponse. Il se contentait de jouir de ce rythme. Ce battement était en lui-même la question, sa formulation et l’étendue considérable des réponses possibles. Alors ·Reitz comprit peut-être ceci. Un temps avait été provisoirement ouvert, comme on ouvre l’accès à un espace : son coeur battait pour la mer de cadavres nus. Nul retour à la vie, nulle descente des visages sur les corps anonymes, nul reflux du sang dans les membres durcis, nulle consolation, simplement une présence dans le meurtre, un don dérisoire sans doute, une venue : un coeur battait dans la mer de cadavres nus. Ainsi le meurtre souverain connaîtrait lui aussi, un instant, la mélodie territoriale du merle. ·Rêve l’avait dit : Le vif du rythme saisit le sang blanche.[1]

J’imagine assez bien la réaction perplexe du lecteur ignorant du travail de Julien Boutonnier, à la découverte de ce bref passage tiré de l’ouvrage que je viens de lui offrir à lire. M.E.R.E., sous titré Rêverie-Auschwitz, publié par les éditions du Dernier Télégramme est un livre monstre de près de 700 pages. Est-ce un récit ? Un traité ? Un composé de poésie visuelle ? Une histoire fantastique de métamorphose ? Un commentaire de rêve ? Un chant à la mémoire d’une mère. Et de tous les disparus ? Une réflexion sur les pouvoirs ou pas de la littérature ? Le statut particulier de celle qu’on appelle des camps ? Un tableau expressionniste de la dépression ? Une caricature des modes de pensée et d’organisation de nos sociétés d’imposition ? L’œuvre d’un fou littéraire qui, à la différence du personnage imaginé par Queneau dans La Petite gloire, se serait trouvé quand même des lecteurs ?

mardi 24 mars 2020

POÉSIE ENTRE LITTÉRATURE ET ART. DE SA DIMENSION PHATIQUE À SA NÉCESSITÉ VITALE.


Bernardino Luini, La forge de Vulcain

Comme tout acte de parole il me semble que la raison première de la parole poétique est d’affirmer une présence. « Je suis là », « Je suis là » dit le poème. Par quoi, sous toutes les formes qu’il aura prises, c’est toujours un vivant, quel qu’il soit, qui existe et cherche à se faire reconnaître. Par les autres bien sûr. Et peut-être plus profondément par lui-même d’abord.

Qu’importe alors ce qui est dit. Misérable ou génial, bouleversant ou ridicule, pénétrant ou superficiel, élémentaire ou abstrus, le poème est le signe d’abord, l’indice d’une vie, d’un esprit, d’une sensibilité, qui se révèlent à eux-mêmes pour s’assurer de leur existence, entrer en relation avec d’autres vivants, en s’exposant dans le monde.

Que cela s’effectue trop souvent sur le mode un peu vain de la posture, du contentement de soi, bref de toute la gamme des travers dont est affligée notre malheureuse nature n’y change rien.

Nous avons besoin de mettre des paroles sur notre vie. Besoin aussi, par la parole, d’échapper à la solitude foncière de notre condition.

Ce qui fait toutefois la singularité de cette parole poétique c’est qu’elle est le plus souvent travaillée pour elle-même, travaillée sans adresse. Sans que le plus souvent personne n’y soit personnellement, directement, apostrophé. Un chant, plutôt qu’un discours, s’élève, sans que son auteur puisse dire exactement qui le recueillera. Qui l’entendra.

Si bien que cette parole n’a socialement de valeur, d’importance, que par  la somme des résonances qu’elle est susceptible d’engendrer parmi la diversité des existences singulières qui lui feront accueil. Ces dernières s’y penchant moins pour y découvrir quelque information relative à son auteur qu’une sorte d’excitation de leur propre désir de sens. Une mise en expression de leur propre sentiment du monde.

Par le jeu des formes et des figures qu’elle mobilise, la poésie émeut. C’est dire qu’elle met en branle. Constitue une puissance d’action sur la sensibilité et aussi sur l’esprit de ses lecteurs. Et ce n’est pas parce qu’elle laisse indifférente la plupart des vivants d’aujourd’hui aliénés à des formes industrielles de distraction qu’il faudrait la croire inutile et impuissante.

Si certains ont pu écrire un peu vite qu’elle sauvera le monde, il est certain quand même que la façon qu’elle a de restituer au langage un peu de sa forme et de sa force primitives en se faisant non pas le media d’une illusoire rationalité mais le conducteur sensible d’une relation nourrie d’intelligences et d’échos avec les mots qui font se lever, dans le cœur et l’esprit, les choses, devrait favoriser davantage ces pensées de la relation devenues de plus en plus nécessaires, au détriment des intellectuels et mortifères systèmes par lesquels nous avons, pour notre malheur, entrepris d’encager le vivant.

Mais comme il existe chez les politiques cette fameuse langue de bois qui rend insupportables la plupart de leurs interventions, il existe chez les poètes aussi tout un art de la parole creuse, de l’emballage avantageux du vide qui tout en fédérant autour de lui les médiocres, détourne de la poésie bien des esprits exigeants ne pouvant se satisfaire de belles phrases sans portée.

C’est qu’au-delà de sa dimension purement phatique, pour exister véritablement comme art, il faut à la poésie intention, détermination et effort. On n’écrit pas pour faire joli. On écrit pour voir clair. Plus clair. Pas pour faire parade de soi comme ces méprisables montreurs que dénonçait en son temps Leconte de Lisle mais pour faire un peu avancer en soi, avec et vers les autres, la science complexe, éprouvante et jamais aboutie de la vie, qui cherche toujours à se dire. Et de partout nous traverse et déborde.

Cet effort, cette intention, on les voit bien à l’œuvre chez des poètes qui comme Pierre Vinclair, Ivar Ch’Vavar, Stéphane Bouquet par exemple voire encore Jean-Pascal Dubost ne se contentent pas de publier des recueils mais cherchent d’abord à faire livres et ne rechignent pas à faire avancer de pair l’œuvre purement poétique et l’approfondissement critique.

Dans son tout dernier ouvrage qui reste encore à paraître, agir non agir, Pierre Vinclair, par exemple, s’interroge à la lumière de la dramatique crise écologique en cours sur les pouvoirs que la poésie est susceptible de mettre en œuvre pour concourir à l’édification de ces nouvelles formes de pensée et d’approche du vivant qui seules nous permettront de retisser des liens non destructifs avec les autres espèces au sein d’un habitat terrestre que nous aurons réappris à cultiver et respecter.

On peut trouver l’objectif quelque peu disproportionné par rapport à la pauvreté de la réception dont le livre de poésie fait de nos jours l’objet. Mais « faire des livres pour faire des livres, et non parce qu’on est tendu vers un impossible, n’est que de l’apiculture textuelle ou de la menuiserie d’épaves » tranche Vinclair pour qui « l’absence d’effort signe l’affiliation à la littérature, ce corpus de textes inutiles » alors que l’impossibilité, c’est-à-dire ici l’extrême exigence du projet que sert l’effort, « signe l’affiliation à l’art ».

Et c’est de cela sans doute, oui, que nous avons besoin : sortir du champ quelque peu ranci et sans grand dessein civilisationnel de la littérature, pour artistiquement se colleter en vivant, au vivant, celui qui comme l’écrit Alain Damasio dans la postface du livre essentiel de Baptiste Morizot, justement intitulé Manières d’être vivant, relève de la volonté de s’inscrire dans le monde «en complice, en tisseur, en convive », « appelle dans l’écriture une variété de timbres, de poussées, de salves et de sensations, de souffles et de bourgeonnements », bref, l’engagement dans tout le corps rendu infiniment présent du poème d’une autre et plus accueillante vitalité.

mercredi 15 juin 2016

BASSE LANGUE DE CHRISTIANE VESCHAMBRE. POUR UNE EXPÉRIENCE VITALE DE LA LECTURE.

Mantegna, Descente dans les limbes

« Occident. 2016. Peut-être qu'une époque se définit moins par ce qu'elle poursuit que par ce qu'elle conjure. La nôtre conjure le dehors. Il ne s'agit plus de combattre ce qui n'est pas nous : il s'agit de le faire nôtre. De le transformer en « nous ». Le sauvage, le naturel, l'inexploré, les opposants, l'étranger, le gratuit : rien ne doit rester en dehors du système. L'hétérogène est endogénéisé, l'altérité s'assimile et se métabolise. Le climat ? Il est climatisé. L'inconnu, quel qu'il soit, se radiographie, se cartographie, il est rendu comptable et compatible. Si quelque chose échappe encore, la lisière du géré, le système allonge ses tentacules pour le raccorder au réseau, qui se veut total. »

Les fans, comme on dit, d’Alain Damasio, auront peut-être reconnu la déclaration par laquelle il débute le petit texte qu’a récemment publié La Volte et titré Le Dehors de toute chose. Et il est vrai que nous avons actuellement tout à redouter de cette civilisation de l’hyper-contrôle que nous favorisons par chacun ou presque de nos comportements, de cet univers du recouvrement où du fait de l’euphorie produite par l’illusion de la toute-puissance que procurent les nouvelles technologies nous laissons s’effacer le sentiment créatif de l’irréductible étrangeté et incomplétude du monde pour en abandonner l’architecture aux insidieux et simplificateurs algorithmes des big data.