mercredi 13 septembre 2023

UNE TOUJOURS PLUS DÉVORANTE EXIGENCE D’AMOUR. ÉRIC SAUTOU ET LE TUEUR EN SÉRIE, JEFFREY DAHMER DANS LE GRAND SAINT VINCENT AUX ÉDITIONS UNES.

 

Léon Spilliaert, Autoportrait, 1908

Difficile de rendre compte du dernier livre d’Éric Sautou, Grand Saint Vincent publié par les éditions Unes, tant le caractère indirect, libre, flottant, le mouvement comme régulièrement suspendu, des flux d’images et de pensées que génère la suite de vers en archipel qui le compose, laissent assez peu voir le fil logique qui les relie, si ce n’est qu’on comprend vite que ce mouvement, cette liberté, en recherche constante sinon désespérée de sens, ne le cherchent pas dans l’espace somme toute rassurant, maîtrisé, des considérations rationnelles mais dans celui bien plus intime et insaisissable d’un sentiment : la conscience éprouvée d’un vide, d’une distance, d’une incompréhension, que rien ne parviendra jamais à combler, ni même à énoncer clairement[1].

C’est sous le signe d’une extrême solitude, on ne s’en étonnera pas, que se voit placé ce Grand Saint Vincent[2] dont la plus grande partie repose sur l’évocation d’un des plus grands criminels qu’a connu la société américaine, ce fameux « cannibale de Milwawkee », Jeffrey Dahmer, responsable, entre 1978 et 1991, de l’assassinat d’une vingtaine de jeunes homosexuels appartenant pour la plupart à la communauté noire. S’il donne la parole à cette monstrueuse et terrible figure, ce n’est toutefois pas pour « glamouriser » comme l’a fait Netflix ce tueur en série et exploiter à travers la représentation de ses crimes la fascination que l’horreur exerce toujours sur une large partie d’entre nous[3]. Si allusion il y a bien, régulière, au sang, au couteau, voire à l’éviscération de certaines victimes, l’évocation à laquelle se livre Sautou se concentre essentiellement sur le mal-être existentiel ressenti par son personnage qui s’exprimant en première personne ne fait qu’insister sur tout ce qui lui échappe. Et qu’il ne comprend pas. Figure extrême alors de l’abîme ouvert entre soi et le monde, entre soi et les autres, qui jamais ne se laissent rejoindre, laissent toujours ouverte la béance qui nous confirme seuls, séparés, le personnage de J. Dahmer apparaît comme une métaphore de notre condition tragique, chaque effort, chaque mouvement qu’il effectue pour se rapprocher le conduisant, hors la boisson qui l’assomme, à le rejeter dans une solitude plus grande encore. Le mouvement du livre qui, à mesure que ses crimes s’aggravent, nous conduit de l’espace de la forêt, de l’étang avec sa barque, au lit, au drap, sur lequel se retrouve à la fin sa victime, en passant par la maison puis la chambre, fait sentir ce progressif enfermement que ressent cette conscience blessée pour qui le meurtre n’est paradoxalement que l’expression d’une infinie et toujours plus dévorante, exigence d’amour.

C’est un cantique, bien connu des vignerons, qui donne son titre à l’ensemble du recueil qui comprend encore deux courts ensembles, l’un tournant autour des paysages introspectifs, puissamment solitaires du peintre belge Léon Spilliaert[4], l’autre autour de la figure biblique de Lazare qui fait finalement retour à la mère à laquelle, au-delà de sa mort, le poète n’aura jamais cessé de s’adresser. Ce titre indique combien, le poème chez Sautou tient dans le fond et en dépit de l’absence de Dieu, de la prière, de l’imploration. De l’immense besoin d’aide et de secours, pour reprendre les paroles du chant[5], qu’il éprouve pour se maintenir droit et continuer d’avancer, s’en aller, dans la barque, vide pour lui, du temps[6].



[1] Voir cette liste de formules qu’on pourrait encore allonger: « je ne sais pas c’est toujours autre chose/ mais jamais quelque chose/ que j’aurais su vous dire »(p. 14), « je ne sais pas ce qui souffre comme ça en moi ce que je peux y faire » (p 51), « quelque chose en moi que je ne sais pas dire/ et ce qu’ils me disent alors je ne le comprends pas » (p 54), « je ne sais pas ce que je fais ce que je dis/ je ne sais oas ce que je suis dans les bras de personne » (p 60), « je ne sais plus/où je fais ce que je fais ce que je fais c’est difficile/ de comprendre/ ça (je ne le comprends pas) » (p 73).

[2] Voir l’épigraphe, empruntée au romancier sud-africain, Damon Galgut, placée en tête de la partie du livre intitulée le Pont noir, par quoi débute le recueil : « Sa solitude était si grande qu’elle était devenue sa vie ».

[3] Sortie en mars 2022, Dahmer est devenue en quelques jours l’une des séries Netflix les plus regardées dans le monde !

[4] Il est frappant ici pour moi de remarquer combien l’autoportrait de Spiliaert datant de 1903 et conservé au Musée d’Orsay présente plus d’une ressemblance avec certaine photo de l’auteur, que je n’ai jamais rencontré.

[5] Grand saint Vincent, puissant auprès de Dieu,/ Ecoute-nous et pour nous intercède ;/ Veille sur nous du haut du beau ciel bleu, / Nous implorons ton secours et ton aide. / Lorsque bientôt nous taillerons nos vignes,/ lorsqu’en été nous les sulfaterons,/ Pour les sauver des maladies malignes/ Bénis tes fils honorant ton saint nom.

[6] « la barque est vide où je m’en vais » est l’un des derniers vers du livre, repris d’ailleurs en quatrième de couverture.

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