Premier roman de l’histoire de la littérature européenne à se pencher sur l’univers des camps ouverts par l’Allemagne nazie au lendemain de sa conquête du pouvoir, l’ouvrage d’Anna Seghers, La Septième croix a commencé à être rédigé en France dès 1938 pour être terminé en 1941, à Mexico où l’auteur aura dû se réfugier. C’est en 1947 que les éditions Gallimard en publieront la traduction française avant que les éditions Métaillié ne la reprennent dans une nouvelle traduction de Françoise Toraille. Et disons-le tout de suite, ce livre dont on aura pourtant relativement peu parlé, comme le fait remarquer Jean Birnbaum dans un article du Monde où il constate, à l’occasion de la réédition de 2020, que son Journal n'en aura jusque là jamais même fait mention, est un livre admirable et toujours nécessaire.
Georg Heisler à qui, au camp de Westhofen, est destinée cette septième croix qui donne son titre au roman, s’est évadé en compagnie de six autres camarades qui seront l’un après l’autre repris puis suppliciés. L’enjeu ici, pour les autres prisonniers du camp à qui la mise en scène à la fois cynique et terrible imaginée par le commandant s’adresse, est capital. « Pour la plupart d'entre nous, ces évadés étaient à ce point une partie de nous-mêmes qu'il nous semblait que nous les avions envoyés en émissaires. Même si nous avions tout ignoré de leur projet, nous avions l'impression d'avoir réussi une entreprise rare. Pour nombre d'entre nous, l'ennemi semblait tout-puissant. Tandis que ceux qui sont forts peuvent sans souci parfois se tromper, sans rien y perdre, parce que même les plus puissants des hommes sont toujours des hommes — et d'ailleurs, leurs erreurs ne font que les rendre plus humains —, ceux qui se targuent de leur toute-puissance n'ont pas le droit de jamais se tromper, car ils sont tout-puissants ou ne sont rien du tout. Quand on réussissait à mettre en défaut, même de manière dérisoire, le pouvoir absolu de l’ennemi, alors, on avait réussi en tout. »
De la réussite de l’évasion de Georg Heisler dépend donc chez tous ceux qu’ici le régime nazi écrase, l’espoir qu’ils nourrissent de le voir un jour renversé. Une justification aussi de leur propre sacrifice. En attendant, c’est vrai, tout conspire à l’intérieur du pays pour corrompre l’ensemble des relations sociales à travers le climat généralisé de peur et de suspicion que la Gestapo est parvenue à mettre en place. Et c’est un des aspects vraiment remarquables du livre que de dresser comme un inventaire des situations et des choix individuels, des gestes singuliers, auxquels se trouvent assujettis les personnages de toutes natures dont les vicissitudes de son évasion amènent Georg Heisler à solliciter plus ou moins directement l’aide.
Roman foncièrement polyphonique, La Septième croix ne se contente pas de nous faire vivre de l’intérieur l’odyssée de son héros. Il place aussi le lecteur à l’intérieur de la conscience des nombreux personnages que les circonstances amènent à croiser son destin. Aussi bien ceux qui le pourchassent comme le commandant du camp et son second Zillich que ceux qui risqueront leur vie pour lui porter secours comme Franz, l’ami qu’il a jadis pourtant odieusement trahi ou le petit Paul qui lui n’attend rien d’autre de la vie que d’être heureux en compagnie de sa femme et de ses nombreux gosses mais qui sachant bien tout ce qu’il risque et sans rien lui devoir, se révèlera dans sa fuite son plus utile allié.
C’est ainsi que chaque épisode, chaque moment est rendu par la romancière non seulement dans ses dimensions concrètes et factuelles mais dans toute l’épaisseur des diverses réalités morales et psychologiques qui agitent la conscience le plus souvent troublée des personnages. Si bien que l’action de ce qui aurait pu n’être qu’un thriller politique est essentiellement intérieure. Rare qu’un roman parvienne à nous faire éprouver ainsi pour mieux nous la faire comprendre, toute la compacité, la consistance d’une situation sans jamais tomber dans la caricature. Ou le réductionnisme idéologique.[1]
Dans la postface qui accompagne l’édition Métaillié, Christa Wolf reprend des déclarations d’Anna Seghers sur l’influence qu’eurent sur elle et sur son travail les auteurs russes du XIXème siècle. « Dans les livres russes, confie-t-elle, les idées et actions, jusqu’aux plus importantes, venaient directement de la vie. Une vie plus dense que la mienne, les gens étaient plus humains, leur souffrance était plus vraie, leur liberté l’était aussi davantage, la neige, le blé étaient plus authentiques. Et parce que tout venait droit de la vie, cela me donna aussi le courage d’écrire. Je compris qu’il n’est rien que l’on ne puisse écrire… J’appris (sans en avoir conscience) combien quand on écrit il importe que la conscience émane de l’être. Que révolution et contre-révolution sont liées à toute forme de quotidien.”
C’est pourquoi on ne saurait évoquer même à grandes lignes ce livre sans insister encore sur son puissant ancrage humain, géographique et historique. Sur ce que j’ai envie d’appeler son territoire. Il ne s’agit pas ici seulement de la précision avec laquelle l’auteur nous fait suivre les déplacements successifs de Georg Heisler du camp dont il s’est évadé jusqu’au confluent du Main et du Rhin qu’il finit par atteindre. Non. De nombreux passages du livre qui ne sont que très indirectement rattachés à l’intrigue principale s’attardent à peindre un fragment de campagne aux environs du camp, composé de quelques fermes, dont l’auteur s’attache à restituer l’existence, une existence qui prend sens non par rapport à l’histoire immédiate que pourtant elle côtoie mais par rapport aussi bien à l’histoire ancestrale du pays qu’aux rythmes éternels des saisons[2]. Et ce n’est sans doute pas pour rien que l’un des personnages principaux du livre, Franz, qui vient de retrouver par hasard, défigurée par un accident de travail, la lumineuse jeune femme dont il était amoureux au cours de son adolescence, la ramène avec lui dans cet espace comme en dehors des temps pour y fêter avec tous les habitants réunis la récolte des pommes. « Dans la cuisine des Marnet régnait une chaleur moite. Autour de la table, la famille était au grand complet, entourée de tous ses visiteurs. Une fois par an, après la récolte des pommes, il y avait ici des gâteaux sur des plaques presque aussi grandes que la table. Le jus des fruits et le sucre faisaient briller tous les becs, ceux des enfants et les gueules des soldats, et jusqu’aux lèvres minces et mesquines d’Auguste. Sur la table, l’imposante cafetière avec le pot à lait plus petit et ses tasses à motif bleu fleur d’oignon semblaient constituer une famille entière. Mme Marnet et son petit paysan, ses petits-enfants, le petit Ernst et le petit Gustav, sa fille Auguste, son gendre et son fils aîné, tous deux en uniforme SA, leur soldat de fils, tout neuf, tout brillant, le deuxième fils de Messer, jeune recrue, le cadet en uniforme SS, mais la tarte aux pommes reste la tarte aux pommes ».
Car oui, affirme ici Anna Seghers, en dépit de tout de ce qui tend à l’écraser, le déshumaniser – et je répète que cette œuvre a été écrite entre 1938 et 1940 - il faut croire aux capacités de résistance des hommes. À leur courage[3]. Comme en regardant se consumer les cendres de la septième croix qu’en désespoir de cause le commandant du camp à décidé de brûler, se le disent à la toute fin du livre les prisonniers : « La froidure humide de l’automne transperçait nos couvertures, nos chemises, notre peau. Nous sentions tous combien les puissances extérieures pouvaient atteindre l’homme, jusqu’au plus profond de lui, mais nous sentions aussi qu’il y avait là, en lui, quelque chose d’inviolable et d’indestructible. »
[1] À ce titre, je ne puis m’empêcher de rapprocher ce livre d’un autre à mon sens méconnu, celui de Peter Weiss, Esthétique de la résistance, qui dresse lui aussi, de l’intérieur, le tableau de la situation de l’Allemagne dans les années 30. Certes le livre de Peter Weiss est nettement engagé mais il sait rendre compte de façon extraordinairement fouillée de la complexité des situations.
[2] C’est là me semble-t-il le sens du personnage du berger Ernst : « Ici s’ouvrait béant le monde indompté, à l’endroit où en ce moment Ernst, de Schmiedtheim, se campe auprès de ses moutons, une jambe en avant, le poing sur la hanche, et le bout de son écharpe vole comme si le vent soufflait en permanence. Dans la plaine derrière lui, dans le soleil doux et vaporeux, les peuples ont été réduits en charpie. Le Nord et le Sud, l’Est et l’Ouest se sont entremêlés en bouillonnant, mais aucun n’a marqué de sa seule empreinte ce pays qui cependant a gardé quelque chose de chacun. Des empires, telles des bulles colorées, se sont élevés, montant du pays qui s’étend dans le dos du berger Ernst, éclatant presque aussitôt. Ils n’ont laissé ni Limes ni arcs de triomphe ou voies guerrières, seuls quelques anneaux dorés arrachés aux chevilles de leurs femmes. Ils étaient pourtant résistants et indestructibles comme les rêves. Le berger est campé là, si fier, si parfaitement indifférent, comme s’il savait tout cela et ne se tenait ainsi en ce lieu que pour cette raison, peut-être d’ailleurs, alors qu’il ignore tout, en est-il vraiment ainsi. Là où la chaussée débouche sur l’autoroute se rassembla l’armée des Francs quand elle chercha où traverser le Main. Par là passa le moine sur sa monture, gravissant la pente entre la ferme des Mangold et celle des Marnet pour entrer dans le désert absolu et que nul encore venant de là n’avait pénétré, homme frêle sur son petit âne, protégé par la cuirasse de la foi, ceint de l’épée du salut, il apportait les Évangiles et l’art de greffer les pommiers. »
[3] C’est l’une des choses qui ressort de mieux de ce livre foisonnant. Du courage physique dont fait preuve Georg tout au long des épreuves qu’il traverse, au courage moral qu’il faut pour surmonter ses peurs. Celles qu’on éprouve pour sa vie comme celles qu’on ressent pour ses proches. Ce courage on le paie parfois au prix fort. Mais il ne va pas non plus sans récompense comme nous le fait comprendre telle réflexion de la femme d’un camarade d’atelier de Georg, Fiedler : «« Bien sûr, il était aussi possible que Fiedler courre à sa perte, plus vite et de façon plus horrible qu’ils ne l’avaient redouté au cours des luttes auxquelles il avait participé. C’est seulement en des temps où plus rien n’est possible que la vie s’écoule comme une ombre. Mais dans les temps où tout devient possible, c’est là qu’on trouve la vie tout entière et l’anéantissement. »
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