samedi 2 septembre 2023

RECOMMANDATION DÉCOUVREURS. L’ÉTAT DES CIELS À L’APPROCHE DE LA MER DE JEAN-PIERRE CHEVAIS CHEZ REHAUTS.

Boudin, MuMa Le Havre

« Quel sens a une vie sans rosée ? » C’est par cette épigraphe empruntée à l’auteur autrichien Peter Handke que s’ouvre le livre de Jean-Pierre Chevais, L’état des ciels à l’approche de la mer. Incessante variabilité des ciels versus agitation continue et toujours contenue de la mer, humide miroitement de la vapeur d’eau qui se condense la nuit à la surface décolorée des choses, ce sont dans ces mouvements, ces lueurs, ces commencements et recommencements, qu’il importe de lire, ce qui , me semble-t-il, constitue l’un des ouvrages de poésie les plus purs et les plus poignants de ces derniers mois.

Car il ne s’agit ici de rien d’autre que d’une vie qui fait entendre son chant. La poésie de Jean-Pierre Chevais s’avance en effet sans discours. Le « je » sur lequel elle se fonde, prend appui, n’a pas d’identité précise. Il n’est à proprement parler personne sinon de l’être qui sait et sent avoir vécu, continue d’éprouver, bien que dans la distance, le monde large ouvert autour de lui, s’apprête à s’en séparer, et par les mots qu’à chaque ligne il redécouvre, se remet, comme il peut, en présence de lui-même.   

Figures d’incomplétude, aussi bien sûr d’appel, mais dont le vide, l’incomplétude, produisent en fait la tension qui leur donne relief sinon intensité, le « je » qui nous parle comme le « vous » auquel il s’adresse ne sont que des formes intimement voire infiniment vibratiles qu’il serait stupide de ramener à de l’histoire, une biographie, un récit de soi-même, exposant pertes[1], manques et meurtrissures, tant le lieu véritable ici du poème et le temps dans lequel il se déploie ne sont en rien le lieu ni le temps ordinaires des identités socialisées mais l’espace investi d’une simple parole cherchant à se rendre à elle-même irradiante tout autant qu’en son centre poreuse. Je veux dire émotive.

Avançant en courtes phrases – toujours de la plus grande clarté du point de vue syntaxique – séparées par un double interligne et dessinant sur la page un mouvement qui laisse au pied le plus souvent une ample marge, le poème de Jean-Pierre Chevais relève de ces formes délibérément elliptiques qui comptent davantage sur la puissance mystérieuse de résonance de leur formulation que sur l’évidence objective, la connivence idéologique aussi, de leurs énoncés. Ainsi, la terre, comme c’est dit dès le premier vers, peut tourner plus lentement, voire même s’arrêter, les ciels sous la bourrasque peuvent se décoller, le « je » qui parle être autorisé, mais pas longtemps, à marcher parmi les morts[2], le « vous » auquel il s’adresse voler moins vite que lui mais voler quand même[3]…, l’ouvrage, placé sous le signe d’une remarquable dynamique, bouleversant profondément toutes les catégories, recrée d’insistants et secrets passages entre les ordres normalement bien distincts qui constituent notre réalité[4]. Reste qu’il sonne finalement comme un adieu. L’approche évoquée dans le titre étant moins celle de la mer que par paronomase celle de la mort[5]. En tout cas d’une disparition. Le lecteur s’en convaincra tout particulièrement dans les dernières sections où se multiplient les évocations mortuaires. Et les images d’effacement.

Je ne sais si nombreux seront les lecteurs de ce livre poignant. Qui sera ma recommandation de cette fin d’été. Comme relevant non du grossier bavardage dont nous sommes de plus en plus accablés mais comme je le disais plus haut du chant véritable de l’être capable de condenser dans la radicale singularité de son écriture les formes les plus intimes de sa vie.

Une rosée. Oui.



[1] A titre d’exemple, à mon sens plus que significatif, voir page 30, cette discrète évocation du mythe d’Orphée : « ne craignez rien, je ne suis pas le premier à m’être retourné »

[2] Page 53

[3] Voir page 69

[4] Ce qu’on sent bien chez Jean-Pierre Chevais c’est que la relation qu’il entretient avec le monde et ce « vous » auquel il s’adresse, est une relation incertaine, presque toujours fuyante, excluant toute possession autre que celle que semblent accorder très momentanément les mots. D’où l’importance de la citation. Essentiellement empruntée aux plus grands auteurs de notre littérature européenne. D’où ces noms aussi de plantes dont l’évocation entre parenthèses frappe régulièrement tout au long du livre par la précision et le pittoresque de la nomination. Dans l’univers mouvant, vague, en constante métamorphose, tout hanté par la perte, l’effacement comme aussi le malentendu et l’incompréhension, le végétal semble finalement jouer le rôle d’un point d’ancrage vital.

[5] Voir page 63


 

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