« Si on veut décrire un lieu, le décrire complètement, non pas comme une apparence momentanée mais comme une portion d’espace qui a une forme, un sens et un pourquoi[1], il faut représenter tout ce qui se meut dans cet espace, ce qui obéit à un mouvement ultra-rapide comme ce qui se meut avec une lenteur inexorable : tous les éléments que cet espace contient ou a contenus dans ses relations passées, présentes et futures. C’est dire que la véritable description d’un paysage doit finir par contenir l’histoire de ce paysage, de l’ensemble des faits qui ont lentement contribué à déterminer la forme avec laquelle il se présente aujourd’hui à nos yeux, l’équilibre qui se manifeste à chacun de ses moments entre les forces qui le tiennent ensemble et les forces qui tendent à le désagréger. »[2]
Cette déclaration d’Italo Calvino, en tête d’un des cinq textes en prose qui composent le recueil d’articles qu’entre 1945 et 1975, il a consacrés à sa terre natale[3], si elle témoigne bien de l’ambition et de la largeur de vue avec laquelle leur auteur entreprend de rendre compte de son sujet, n’en montre-t-elle pas aussi toute l’impossibilité ? Comment en effet rendre, avec les seules ressources d’un nombre fini de mots arrêtés à jamais sur la page, l’infinie diversité des éléments qui travaillent sans discontinuer un paysage ? Ne se place-t-on pas ici dans la position de ce fameux personnage du Chef-d’œuvre inconnu, de Balzac, que son désir effréné d’enfermer son modèle dans une forme vivante conduit à ne plus faire apparaître aux yeux de ceux qui la regardent qu’un obscur gribouillage ?
L’intelligence qu’Italo Calvino montre de la nature profondément complexe du paysage ne le conduit toutefois pas plus à reconnaître ici son impuissance qu’à nous perdre dans un fatras de notations et de considérations difforme. Et c’est avec clarté qu’il dessine pour nous, non les contours de la terre ligure, mais les lignes par quoi cette dernière peut effectivement prendre sens et même incarner de puissantes quoique précaires valeurs. Nulle tentative chez lui d’épuiser ce lieu auquel le titre de l’ouvrage confère d’ailleurs un pluriel significatif. L’écriture pour lui n’est pas de l’ordre de la possession, de la confirmation mais de l’exploration. Une ouverture plutôt qu’une fermeture. Signe qui fait se lever devant nous, toujours à saisir, le réel mais sans rien qui l’assigne à se figer dans d’éteintes et contraintes réalités[4].
Pour avoir été longtemps de ces candides et superficiels amoureux de l’Italie qu’attirent essentiellement ces centres artistiques de premier plan que sont Rome, Venise, Florence, Naples… j’ai bien souvent emprunté l’étroit couloir autoroutier que de Menton à la sortie de Gênes, la montagne s’enfonçant dans la mer laisse au flux ininterrompu de véhicules qui la parcourt, en m’interrogeant sur ce qui pouvait bien avoir poussé des gens à venir installer leur habitation sur ces pentes abruptes, difficiles d’accès, donnant sur des rivages enrochés, sans qu’ils puissent dans leur dos voir autre chose qu’une muraille effilochée les privant saison après saison d’une bonne partie de la lumière des jours. Traversant cette Ligurie, dont j’ignorais même au départ jusqu’au nom je n’aspirais qu’à retrouver les plus larges horizons de la Toscane puis de l’Ombrie, sans jamais un instant m’imaginer qu’un jour je deviendrais le périodique habitant de ce lieu méprisé. Nous finissons par être l’enfant de nos enfants. C’est par l’un d’eux, l’une devrais-je dire, que j’ai découvert que la Ligurie ne se réduisait pas à ce trajet côtier et que la succession de ses vallées perpendiculaires à la mer, de celle de la Roya jusqu’au val di Magra, n’avait rien à envier en termes de beauté profonde et de singularité vraie aux plus riches régions dont j’étais jusque là épris. Me pencher aujourd’hui sur les textes de Calvino, à la lumière de ce que je sais de San Remo, du Val Nervia, du bourg médiéval de Ceriana où je commence à prendre mes habitudes, me fournit l’éclairage dont j’ai vraiment besoin. Pour me sortir enfin de mon aveuglement. Calvino explique en effet que « la Ligurie par le passé — et je parle d’un passé qui n’est pas si éloigné que cela — ne se définissait pas comme un ruban routier littoral selon l’image que nous nous sommes faite désormais. On avait coutume de la voir en un sens perpendiculaire à la côte : c’était le cas des marins qui s’orientent encore aujourd’hui sur ses clochers pour tracer leur route vers les ports ligures, mais c’était aussi le cas des voyageurs qui parcouraient les routes le long des vallées qui reliaient la côte aux centres de la plaine d’Italie, en passant par le dôme des montagnes. Des routes différentes ainsi que les anciens tracés des frontières politiques déterminaient une tout autre géographie. » Comment ne pas mieux comprendre alors l’importance de ces villages, de ces bourgs perchés, si riches encore en églises, en monuments, qui de la route côtière jusqu’au cœur de la montagne provoquent l’enchantement du voyageur qu’étonne l’échelonnement de telles merveilles sur des routes si reculées. On ne comprend rien donc à la Ligurie si on ne fait que la confondre avec la Riviera, si a fortiori on réduit cette dernière aux fameuses Cinque terre dont toute une industrie s’emploie, à grand renfort d’images pittoresques et de références hollywoodiennes, à faire l’un des impératifs touristiques du moment.
On ne comprend rien non plus à la Ligurie si l’on fait abstraction de la dureté des conditions d’existence imposées au cours des siècles à ses habitants. Cela aussi l’ouvrage de Calvino nous le fait comprendre. Fier de mes nombreux murs de restanque et d’avoir trouvé le courage d’en arracher le lierre qui par endroit les masquait, je n’avais pas assez réfléchi aux efforts que cette terre campée de partout en pente avait nécessité pour être cultivée. Ni à quel point, du fait encore de l’étroitesse des bandes de terrain délimités mais surtout contenues par ces longs murs de pierre sèche qu’éboulent parfois de vieux pieds d’olivier, elle se prêtait mal, sinon pas, à la mécanisation, ne permettant que le travail des bras. C’est l’une des premières choses sur lesquelles Calvino insiste dans le premier des textes, justement intitulé Ligurie maigre et osseuse qu’il publie en décembre 1945, dans la revue d’Elio Vittorini, Il Politecnico. « Différente de toutes les campagnes qu’on trouve en plaine ou dans les collines, la campagne ligure semble, plus qu’une campagne, une échelle. Une échelle de murs de pierre (les « maisgei »), et d’étroites terrasses cultivées, (les « fasce»), une échelle qui commence au niveau de la mer et grimpe parmi les hauteurs arides jusqu’aux montagnes piémontaises : témoignage d’une lutte séculaire entre une nature avare et un peuple aussi travailleur et tenace qu’il a été abandonné et exploité.[5] »
Les six poèmes rassemblés sous le titre Eaux fortes de Ligurie[6], témoignent de l’attachement de Calvino à ce paysage de chemins muletiers, de sentes, d’étroits torrents, reliant ces bandes de terre au bord desquelles se tordent oliviers et figuiers. Et c’est toujours de haut comme y insiste Martin Rueff dans sa pénétrante et solide préface dont je ne saurais ici résumer la totalité des perspectives, que Calvino, semblable à ses principaux héros, aime à contempler ces rugueuses beauté qui plongent vers la mer. En s’inspirant aussi le plus souvent des poèmes de ces grandes voix de la poésie ligure du vingtième siècle que furent Sbarbaro, Caproni, Montale[7].
Bien des choses pourraient encore être dites à propos de ce livre bien riche qui incitera aussi ses lecteurs à relire autrement l’œuvre de Calvino, l’adossant alors plus étroitement à ces terres ligures où lui-même combattit durant la Résistance. La préface de Martin Rueff est à cet égard remarquable qui propose aussi à l’amateur une réflexion sur ce que c’est que voir. Voir vraiment. N’être plus finalement pour reprendre une formule de Jean-Jacques Rousseau dans La Nouvelle Héloïse, qu’un œil vivant. « Ce rêve écrit Rueff, habite les personnages de Calvino et Calvino lui-même qui écrivait à son éditeur français dans une lettre du 1er décembre 1960 : « en bref, ce à quoi je tends, la seule chose que je voudrais pouvoir enseigner, c’est une manière de regarder, c’est-à-dire, d’être au cœur du monde. Au fond, c’est la seule chose que puisse enseigner la littérature ». Elle qui dans ses meilleurs jours, sait ainsi nous conduire à écouter ce qui parle sans aucune intention de parler.
[1] C’est moi qui souligne.
[2] Liguries au début d’un texte intitulé Savone, p. 71
[3] S’il est en fait né à Cuba, où ses parents botanistes résidaient à l’époque, il a vécu son enfance et son adolescence à San Remo où ses parents se sont installés alors qu’il avait 2 ans. « Je suis né à Cuba en 1923 de parents italiens. Mon père et ma mère étaient botanistes et ils ont passé beaucoup d’années au Mexique et à Cuba, mais peu de temps après ma naissance ils sont rentrés à Sanremo, la ville natale de mon père, sur la côte ligure, où ils ont dirigé un institut expérimental de floriculture. J’ai passé là toute mon enfance et toute mon adolescence (c’est pourquoi il est souvent écrit dans mes notices biographiques officielles : né à Sanremo, ce qui est plus vrai) » (lettre à Matteo Lettunich datée du 25 septembre 1959).
[4] Martin Rueff rappelle ainsi dans sa préface ce qu’écrit Calvino dans La Route de San Giovanni : « Pour mon père, les mots devaient servir à confirmer les choses et à marquer la possession ; pour moi ils étaient les prévisions de choses à peine aperçues, non possédées, présumées ».
[5] Ligurie maigre et osseuse in Liguries, p. 41.
[6] On en trouvera 2 significatifs dont l’un en V.O. dans la section de notre Anthologie qui accompagne cet article.
[7] « Depuis mon adolescence, Montale a été mon poète et il n’a jamais cessé de l’être. Je continue d’être un montalien fanatique. Et puis je suis ligure, et j’ai donc aussi appris à lire mes paysages à travers les livres de Montale». Entretien avec Marco D’Eramo. Terre de poètes, oui, écrit Martin Rueff et pas seulement à cause de ce Golfe de La Spezia, devenu aujourd’hui le Golfe des Poètes, où Byron aimait à nager et où Shelley comme on sait se noya.
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