La Dulle Griet de Bruegel qu’on peut désormais voir débarrassée de ses épais vernis, rendue au plus près de son état d’origine, au Musée Mayer van den Bergh d’Anvers, est de ces tableaux que l’abondance de ses détails restant pour nous énigmatiques ainsi que l’éloignement où nous sommes des imaginaires de l’époque, rendent propices à toutes sortes d’interprétations. Par quoi se vérifie cette profonde vérité qu’une œuvre finit toujours par appartenir davantage à celui qui la regarde ou la lit qu’à celui qui l’aura un jour produite.
Il y a quelques années, j’avais été frappé, lisant les pages consacrées à ce tableau par Peter Weiss dans son Esthétique de la résistance, par la façon dont ce dernier le reliait à travers son narrateur, à l’expérience de la guerre, tout particulièrement celle menée entre 1936 et 1939 contre les franquistes d’Espagne. C’est que comme on le voit à travers les évocations qu’il fait de l’extraordinaire gigantomachie de l’autel de Pergame, du Radeau de la Méduse, de la Liberté guidant le Peuple, voire de l’œuvre de Millet, les incisifs et précis commentaires auxquels se livre Weiss ne perdent jamais de vue ce que l’œuvre peut nous apprendre sur la condition politique de l’homme soumis à la volonté implacable des puissants. Quitte à s’écarter, comme c’est tout particulièrement le cas, je pense, à propos du tableau de Bruegel, de ce qu’aura pu être l’intention première de l’artiste lui-même.