mercredi 14 septembre 2022

SPLASH ! ON EMBARQUE SUR BUMBOAT ! UN LIVRE DE P. VINCLAIR QUI NOUS PROMÈNE À SON BORD SUR LA SINGAPORE RIVER.

Si pour un poète se fixer le projet de descendre une rivière ou un fleuve n’a depuis au moins le gaulois romanisé du IVème siècle de notre ère, Ausone et les quelques 500 vers qu’il consacra à célébrer la Moselle, rien d’extraordinaire, on admettra qu’il est plus singulier d’entreprendre d’évoquer le cours d’un fleuve comme la Singapore River dont on sait qu’elle n’a rien du Mississippi, de l’Escaut ou même de la Maye [1], n’ayant qu’un peu plus de 3 kilomètres de long et s’étant vu bloquer récemment son accès à la mer par un barrage l’ayant finalement transformée en une sorte d’immense piscine d’eau douce. Alors s’il y a quelque chose d’ample, de puissant, et peut-être d’épique dans l’idée de ce poème que nous offre Vinclair, elle est à chercher plutôt dans le caractère unique de cette ville monstrueuse qu’est devenue Singapour : petite île de moins de 750 kms2,  soit à peine la superficie de la ville de New York, parvenue, en l’espace de deux siècles, à se hisser au rang de second port du monde, de quatrième place financière internationale et de pays comptant le plus grand nombre de milliardaires par nombre d’habitants. Bien avant les monarchies pétrolières. Et la Seine-Saint-Denis !

D’ailleurs, comme il le fait dire à Clémence, son épouse, qu’il a suivie en ces lieux, : « la Rivière Singapore c’est/fille de trop de chirurgie/ elle a encore les os, mais à force d’a/voir le visage remodelé, il n’exprime plus/ [rien] sinon le vague/ souvenir de ce qu’elle/fut un jour [2]».

Composé en 2018, peu de temps après le lancement de la revue Catastrophes, en compagnie de Laurent Albarracin et de Guillaume Condello, Bumboat qui désigne désormais à Singapour les petits bateaux taxis qui sillonnent la rivière, semble avoir été écrit en quelques jours[3] suite à la lecture d’un post Facebook d’un certain Laurent de Sutter, désireux d’obtenir de ses amis virtuels le plus d’informations possibles sur l’histoire de ce port. Concevant alors, dans le prolongement des réflexions l’ayant conduit à l’écriture du recueil paru chez Lurlure sous le titre de Sans adresse, la poésie non comme pur objet de délectation abstraite[4] mais comme une réponse circonstancielle et adressée, c’est en pensant à cet ami qu’il n’aura pourtant jamais rencontré que Pierre Vinclair aura finalement conçu la bonne cinquantaine de pages dans lesquelles il nous donne aujourd’hui à saisir un peu la forme ô combien singulière et fluctuante de cette île-état du sud de la Malaisie où il aura durant quelque temps vécu.

Composé de 10 parties qui sont comme autant de haltes ou de stations[5] sur le parcours qui l’entraîne de la source de la Singapore river jusqu’au barrage qui la sépare du port, Bumboat avance en mêlant trois courants visuellement bien marqués par le décalage vers la droite de leur justification. Dans les notes nombreuses[6] qui accompagnent le texte, Claire Tching, membre de la Sing Lit Station, nous précise la nature de ces divers courants qui en effet peuvent troubler le lecteur du fait de leur intrication, voire de leur interpénétration. Si on l’en croit, dans la colonne gauche du texte s’exprimeraient « les voix des fantômes qui apparaissent dans ce poème comme des personnages de théâtre […] tandis que celle de droite énonce plutôt des commentaires de Vinclair lui-même, le tout étant distribué par le courant central de la rivière ». Tout cela qui rend la narration plus complexe, lui communiquant un relief qui lui fait perdre en retour un peu de sa fluidité, n’est pas sans intérêt quand il s’agit comme ici de rendre compte de la réalité d’une ville dont le caractère hétérogène, mélangé, les assemblages phénoménaux qui la composent, la bâtardise de son histoire comme l’extrême métissage de sa population, sont les traits dominants.

On apprend beaucoup de choses sur Singapour dans le poème de Pierre Vinclair et les notes qui l’accompagnent[7]. Comme on apprenait aussi beaucoup de choses, dans cet autre grand poème de la ville, d’Arun Kolaktar, intitulé Kala Ghoda, Poèmes de Bombay que sans doute par assonance je ne puis m’empêcher de rapprocher ici du Bumboat de Vinclair. Mais si la Bombay du poète indien, "ville bouffeuse de ciment, suceuse de sang, qui pisse de l'argent, chie de l'or et s'étouffe en vomissant" peut sur ce plan être comparée à la ville de Singapour, on ne retrouvera pas chez Vinclair cette extraordinaire célébration de la vitalité des laissés pour compte à laquelle s’est employé Kolaktar. Si bien entendu l’ouvrage de Vinclair ne manque pas pour nous de pittoresque il n’est jamais question pour lui d’en magnifier la portée[8]. Au contraire, ce qui frappe chez lui c’est l’esprit de satire se résorbant comme on le verra dans le dernier segment du texte, intitulé Mount Faber [9], dans une certaine forme d’abattement, je n’ose dire de déréliction, le poète renvoyant même à une video Youtube d’assez mauvaise qualité mais vraiment édifiante, pour évoquer le cauchemardesque spectacle qu’il n’a plus le courage de contempler de ses propres yeux en escaladant le mont qui lui permettrait de le découvrir. S’ensuit une réflexion sur l’impouvoir de la poésie dans laquelle on comprend bien que l’auteur est loin de la projeter en bigue surpuissante capable de réordonner tout le poids du réel à la manière des grandes grues du port qui jouent au « Rubik’s cube avec les conteneurs »[10]. « On n’y voit rien » déclare-t-il comme le disait Daniel Arasse à propos de la peinture. D’ailleurs – et pan sur Mallarmé - « le monde n’est pas fait pour aboutir […] à UN POÈME d’allégories muettes » poursuit-il. Avant toutefois et de façon retorse de nous en proposer une à travers la figure d’un château de sable emporté par la mer !

Car finalement reste, comme il le glisse précisément là en commentaire, que « tu peux toujours écrire ». Écrire sans doute mais comme on doit se livrer aux choses qui nous entourent, au temps qui nous entraîne. Et finissent par nous recouvrir. « Splash »[11] ! Sans esprit d’abandon. Tout en gardant mémoire. Au détour d’un humain commerce. Même si ce pauvre mot a fini par se voir essoucher pour la plupart d’entre nous de ses dimensions nécessaires[12].



[1] Références à des auteurs qui me sont particulièrement chers : dans l’ordre Eddy L. Harris, Franck Venaille et Jacques Darras que j’ai eu aussi l’occasion de chroniquer largement sur ce blog ou dans l’ancienne Quinzaine Littéraire.

[2] « rivière Lolo Singapore » écrit plaisamment un peu plus loin Vinclair faisant allusion à l’actrice Lolo Ferrari, célèbre à la fin du siècle dernier pour ses multiples recours à la chirurgie esthétique.

[3] Voir Vie du poème de Pierre Vinclair, page 101

[4] J’ai bien conscience ici du caractère oxymorique de l’expression que je tiens cependant à conserver pour souligner le caractère à mes yeux terriblement contre-nature et faux de ces admirations de convention qui sont à la base de la plupart de nos jugements sur la dite grande littérature !

[5] Le terme de station n’est pas ici sans connotation avec les célèbres épisodes qui auront marqué la Passion du Christ. Certes rien de religieux dans la pensée de Vinclair mais quand même la volonté de marquer l’enchaînement des épreuves, des vicissitudes, qui aura frappé le cours de cette malheureuse rivière et du territoire qu’elle parcourt, pour en faire ce qu’elle est aujourd’hui devenue.

[6] Qui n’ont heureusement rien de ces « cacahuètes autoritaires » (formule des plus parlantes que j’ai bien retenue) dont parle Vinclair dans je ne sais plus trop quelle partie de son œuvre dont la lecture commence pour moi à devenir conséquente.

[7] Cela pose pour nous bien entendu la question de l’intérêt du poème. Personnellement, je ne m’en cache pas c’est moins la singularité formelle du texte qui m’a retenu dans Bumboat que le regard attentif et informé de l’auteur qui vient élargir pour moi la connaissance sensible d’un monde dont j’essaie toujours de comprendre et l’histoire et les forces qui de tous côtés le structurent. Sans jamais oublier qu’un regard est toujours lui aussi porté par une histoire personnelle et ce qu’on appelait autrefois un caractère. Bref, un être humain vivant. Qu’on a plaisir et profit, les deux n’allant pas sans l’autre, s’étant par ailleurs soi-même confronté à la résistance des mots, à fréquenter.

[8] Il faut dire aussi que ces deux ouvrages ne reposent pas sur le même temps d’écriture. Et ne se donnent pas même espace pour se déployer.

[10] Encore que c’est un peu le travail qu’il offre en partage au lecteur le conduisant, de texte en note puis en recherche personnelle, à réordonner pour lui-même l’ensemble des matériaux et des formes qu’il découvre et entreprend de faire signifier. Dans son propre monde. Tant il est devenu difficile aujourd’hui d’être un lecteur reposé.

[11] C’est le dernier mot du texte. Que dis-je ? Le dernier vers. Sinon la dernière strophe.

[12] On voit d’ailleurs par là qu’il n’y a pas que les rivières, les forêts à se retrouver mutilées. Notre langage l’est aussi.


 

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