mercredi 21 septembre 2022

MARS LA VERTE. OU COMMENT RECOMPOSER POUR LE MIEUX NOS COMMUNS.

J’ai récemment dit tout le bien que je pensais du premier pan de la trilogie de Kim Stanley Robinson, Mars la rouge. J’achève ce matin la lecture du second volet, Mars la verte, qui nous faisant avancer dans le temps[1] prolonge l’évocation de la « terraformation » de cette planète dont la plupart des sites explorés en détail par les divers instruments d’observation envoyés dans l’espace pour en parfaire la connaissance, portent curieusement toujours les noms que leur attribua l’astronome italien Schiaparelli à partir des vues que de la terre il put en recueillir, dans le dernier quart du XIXème siècle. J’ignorais jusqu’à présent qu’il existât des cartes si précises de la planète rouge. Comme une connaissance aussi poussée de sa géologie. Et ce qui frappera d’ailleurs sans doute en premier le lecteur de la trilogie de Mars c’est cette extrême familiarité que le romancier américain semble, grâce à cela, entretenir avec la diversité, comme avec l’histoire des paysages martiens dont il donne l’impression d’avoir parcouru le moindre recoin qu’il est capable d’évoquer avec un luxe de détails, une précision de vocabulaire qui m’a singulièrement fait penser à la façon dont Hugo décrit le paysage de l’île de Guernesey dans Les Travailleurs de la mer, nous procurant ainsi par exemple l’illusion de nous enfoncer avec ses personnages, en bordure de Vastitas Borealis, dans les étendues glacées s’étendant aux pieds d’Olympus Mons ou d’admirer quelque inouï coucher de soleil au sommet du Belvédère d’Echus…

Mais l’ambition d’un tel livre n’est en rien de proposer déjà pour les générations futures le guide touristique dont elles auront besoin pour planifier de la Terre leurs vacances martiennes. D’autant que comme l’aventure centrale de l’œuvre est celle de la terraformation de Mars, la planète que nous y découvrons ne fait tout au long de l’ouvrage que subir quantités de transformations dont certaines peuvent revêtir un caractère farouchement dantesque. Rendre habitable Mars n’est pas une mince opération d’autant qu’aux problèmes techniques et donc scientifiques complexes qu’il y a à résoudre, se superposent les difficultés que ne manquent pas d’y ajouter les hommes du fait des violentes oppositions que créent entre eux les diverses valeurs auxquelles ils sacrifient ou sont tenus de sacrifier. Car bien sûr comme tout vrai bon roman dit de science-fiction l’ouvrage de Kim Stanley Robinson interroge avant tout notre humanité et pose la question majeure de son devenir dans un futur vers lequel il projette son lecteur un peu à la façon de l’Ange de l’Histoire de Walter Benjamin[2] : en regardant aussi vers l’arrière les ruines accumulées de notre présent.

On sait que l’homme a le plus souvent besoin de la fiction pour penser plus en profondeur la réalité cachée d’un monde qu’il n’a pas toujours le courage de voir tel qu’il est. C’est ainsi qu’on saura gré à Kim Stanley Robinson de nous montrer jusqu’où peut aller la volonté de puissance de ces metanationales[3] plus riches que la plupart des états et dont la prospérité repose sur l’exploitation éhontée des richesses du globe, accaparées par quelques-uns au détriment du plus grand nombre. Mais on lui sera surtout gré de ne pas s’arrêter à ce tableau déprimant et de pousser sa réflexion jusqu’à examiner pour nous, avec nous, ce qui ressort certes ici de l’utopie, sur quoi peut se fonder une révolution qui ne répèterait pas les terribles erreurs du passé : tout l’effort des personnages principaux étant d’imaginer, chacun d’ailleurs à sa façon, comment sortir l’humanité ou du moins l’ensemble pour lui de ceux qui comptent, comme dirait le poète Pierre Vinclair, des impasses suicidaires dans lesquelles l’économie de marché non régulée aura conduit la population de la Terre. Certes, la trilogie de Mars pouvant être considérée comme un roman parfaitement holiste, on ne pourra que saluer la façon dont Kim Stanley Robinson ne déconnecte pas les questions sociales ou politiques des questions purement scientifiques. Mais si les questions de la structure des roches, de la composition de l’atmosphère, de la dynamique des vents, des pressions, des radiations, des quantités de lumière, des possibilités de la génétique, des ressources des plantes, de la robotique etc… etc… sont longuement agitées, toujours avec la plus grande précision[4], c’est bien en définitive la question des résistances individuelles et collectives, psychologiques comme sociologiques à la mise en œuvre d’un projet commun viable[5] et si possible juste, ou pour le moins meilleur, qui se trouve visée ici. Ce qui en fait un ensemble romanesque à mon sens quasiment aussi puissant que L’Esthétique de la résistance[6], cet ouvrage si mal connu, de l’auteur allemand Peter Weiss. Et tout aussi indispensable pour qui devenu de plus en plus méfiant à l’encontre des postures ou des positions simplistes ne s’en résigne pas pour autant à voir le monde continuer d’aller comme il va.



[1] Grosso modo de 2061 date de l’échec de la première Révolution martienne à 2128 date du succès de la seconde.

[2] « Il existe un tableau de Klee qui s'intitule Angelus novus. Il représente un ange qui semble avoir dessein de s'éloigner de ce à quoi son regard semble rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l'aspect que doit avoir nécessairement l'ange de l'histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où paraît devant nous une suite d'événements, il ne voit qu'une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d'amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s'attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s'est prise dans ses ailes, si forte que l'ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l'avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu'au ciel devant lui s'accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès ».  Sur le concept d’Histoire, Gallimard, Folio-Essais, 2000, p. 434.

[3] Évolution ultime dans le roman de nos fameuses multinationales.

[4] J’imagine que beaucoup reprocheront au roman de K.S. Robinson non pas l’importance qu’il donne aux données scientifiques à l’intérieur de son livre, même si celles-ci sont de nature à rebuter certains lecteurs qu’on dira paresseux, mais la foi qu’il semble avoir dans le génie scientifique, capable toujours d’imaginer les solutions technologiques nécessaires pour résoudre les problèmes autres que de partage et de redistribution qui se posent à l’humanité. Voir les personnages à cet égard révélateurs que sont Sax Russell, le savant qu’aucun problème quasiment n’arrête et Nadia, l’infatigable ingénieure. C’est d’ailleurs ce qui rend envisageable dans le livre la démarche de terraformation dont je rappelle qu’elle a pour objectif de rendre Mars habitable dans des conditions les plus proches possible de celles qui existent sur Terre.

[5] Car c’est bien de cela qu’il s’agit : d’analyser comment peuvent s’effectuer dans un monde fracturé, divisé, soumis aussi à la menace de sa totale disparition, les « recompositions du commun » dont parle par exemple Jean-Paul Engélibert dans son stimulant ouvrage, Fabuler la fin du monde, 2019, éditions de la Découverte.

[6] Dans ce gros ouvrage de plus de près de mille pages publié entre 1975 et 1981 et qu’on peut lire en téléchargement payant sur le site des éditions Klincksieck, l’édition brochée étant indisponible, Peter Weiss dresse pour le dire vite, très vite, un bilan politique et esthétique du mouvement ouvrier et prolétaire de la première moitié du vingtième siècle dans sa lutte en grande partie malheureuse contre le fascisme.  Refus du renoncement à la résistance, l’ouvrage de Weiss est en creux, comme l’affirme le site de l’éditeur, l'une des plus subversives histoires de l'art jamais écrite. On trouvera sur le site de Diacritik une présentation très informée de cette œuvre majeure, par Martin Rass, à l’occasion de la republication du livre en France en 2017.


 

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