« Mince il en faut de la chance et des coups de bol
Quand on va dans le poème et dans l’hyperbole
L’aventure réside à tous les coins des mots.
On ne sait jamais tout à fait dans quels rameaux
S’embranchera la phrase qu’on a commencée. »
Laurent Albarracin, Le Château qui flottait
Certes. Entreprendre aujourd’hui de raconter à la manière ultra-parodique d’un roman de chevalerie, en alexandrins de préférence non classiques[1] mais richement rimés, la geste héroï-comique d’un groupe de poètes contemporains, partis à l’assaut d’un mystérieux château se métamorphosant finalement en inépuisable fontaine, tient en partie de la farce potache. D’autant que l’auteur n’hésite pas et dès le premier vers à indiquer les noms de ses compagnons d’aventure, le poète picard Ch’Vavar, ses acolytes de la revue Catastrophes, Pierre Vinclair et Guillaume Condello (ici Don Cello), puis un certain nombre d’autres, dont le nom parlera ou pas au lecteur en fonction bien sûr de la connaissance qu’il a de ce petit milieu.
Imaginer qu’il s’agit là d’une façon burlesque d’évoquer allégoriquement les vicissitudes de la conquête du fameux champ littéraire entreprise par cette poignée d’amis dont on voit bien qu’ils se soutiennent, qu’ils forment dans une certaine mesure bande, disposant de ces divers leviers que constituent la direction de petites maisons d’édition, d’une revue, une place aujourd’hui non négligeable au sein de la critique, tout un travail de traduction, une certaine assise universitaire etc… permet dans un premier temps de donner grossièrement sens[2] à cette assez curieuse entreprise dont certains n’hésiteront sans doute pas aussi à penser qu’elle relève de la dépense pure, de la folie littéraire, de la provocation post-moderniste, voire de la pénitence imposée par le maître pervers d’un jeu.
Reste qu’on s’amuse à l’inventivité sans cesse rebondissante d’un texte qui régale par la maitrise large que son auteur possède d’une langue qu’il parvient acrobatiquement à plier à l’implacable rigueur du mètre et qu’on s’émerveille de voir à quel point dans un récit qui n’a pas à se soucier de vraisemblance et de « coller » comme on le dit parfois à la réalité des choses, la rime lui sert fantastiquement d’« échafaudage »[3]. Car toute œuvre un peu pensée ayant tendance à se réfléchir elle-même, cette fabuleuse escalade à laquelle Albarracin nous convie, cette « grimpette » ralentie mais aidée à la fois par tout le poids de langue et de culture que porte avec lui son auteur[4], est celle me semble-t-il de la forme elle-même qu’elle construit dans l’ivresse toujours de son avancée. Où le pur contemporain donc rejoint la forme vieille. Où surtout se répète que l’art est toujours offre avant d’être demande. Et que s’il est travail il est aussi clairement jouissance.
Ducasse pour l’esprit. À l’assaut de ses territoires.
[1] On ne manquera pas de remarquer qu’Albarracin s’embarrasse assez peu de la fameuse coupe à l’hémistiche et que ses alexandrins ni classiques (tétramètres) ni romantiques (trimètres) sont assez souvent coupés 7/5 ce qui leur confère, pour nous, élevés dans la bonne vieille et dure culture scolaire, un caractère inhabituel et quasi prosaïque. Pour le dire autrement, l’impression presque chaque fois donnée est que ces vers sonnent faux alors qu’ils sont rigoureusement comptés.
[2] Il ne faut pas trop s’attarder me semble-t-il sur cette interprétation car il existe dans le livre très peu de passages où cette dimension à laquelle bien évidemment on est obligé de songer se voit soulignée. Tel passage sur les corbeaux par exemple pourra bien sûr faire penser à la critique. Mais c’est oublier un peu vite que la critique en matière de poésie si elle est rare est presque toujours laudative sinon complaisante à l’excès. Et ce serait sûrement abuser comme disent nos jeunes que d’imaginer que l’horrible dragon, le « leucocrotte », qui apparaît dans la phase finale de l’expédition soit une figure par exemple du CNL ou de telle ou telle DRAC !
[3] Vers 827 « À quoi ça tient nos actions sinon que ça rime.
[4] « Notre grimpette était lourdement ralentie
Par le poids qu’on portait : équipements et vivres,
Tout un fatras à notre fureur assorti,
Une caisse à outils, de l’armement, des livres,
Des matériaux divers, des tentes et des cages,
Des commodes Louis XV et de l’encre de Chine,
Tout cela ficelé en mauvais paquetages,
Et puis une machine à lever nos machines.
Sans compter les poulies – de prévoir il est sage –
Dont on avait rempli nos malles de voyage.
À chaque instant on renforçait par des étais
Nos échafaudages afin qu’ils ne s’écroulent,
Qu’il fallait porter eux aussi, bref on était
Si lourds que nos piolets couinaient comme des poules.
Alors il nous fallait du grain pour nos piolets» etc… etc…
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