La Dulle Griet de Bruegel qu’on peut désormais voir débarrassée de ses épais vernis, rendue au plus près de son état d’origine, au Musée Mayer van den Bergh d’Anvers, est de ces tableaux que l’abondance de ses détails restant pour nous énigmatiques ainsi que l’éloignement où nous sommes des imaginaires de l’époque, rendent propices à toutes sortes d’interprétations. Par quoi se vérifie cette profonde vérité qu’une œuvre finit toujours par appartenir davantage à celui qui la regarde ou la lit qu’à celui qui l’aura un jour produite.
Il y a quelques années, j’avais été frappé, lisant les pages consacrées à ce tableau par Peter Weiss dans son Esthétique de la résistance, par la façon dont ce dernier le reliait à travers son narrateur, à l’expérience de la guerre, tout particulièrement celle menée entre 1936 et 1939 contre les franquistes d’Espagne. C’est que comme on le voit à travers les évocations qu’il fait de l’extraordinaire gigantomachie de l’autel de Pergame, du Radeau de la Méduse, de la Liberté guidant le Peuple, voire de l’œuvre de Millet, les incisifs et précis commentaires auxquels se livre Weiss ne perdent jamais de vue ce que l’œuvre peut nous apprendre sur la condition politique de l’homme soumis à la volonté implacable des puissants. Quitte à s’écarter, comme c’est tout particulièrement le cas, je pense, à propos du tableau de Bruegel, de ce qu’aura pu être l’intention première de l’artiste lui-même.
Ainsi, les principaux spécialistes de Bruegel, s’ils reconnaissent bien entendu, l’importance qu’aura eu pour le peintre la connaissance des violences du temps[1], inclinent davantage à voir dans la Dulle Griet une mise en scène drolatique de la fureur dévastatrice des femmes qu’une dénonciation des horreurs de la guerre. Le Shilder Boeck de Karel Van Mander, paru en 1604 et qui constitue l’une des bases premières des informations dont nous disposons sur le peintre, explique en particulier que Margot l’enragée, le personnage qui donne son titre au tableau, correspond à un personnage bien connu du folklore flamand qui joue sur toute cette tradition misogyne faisant des femmes des personnages pires au fond pour l’homme que le Diable lui-même[2]. En fait le tableau ne ferait que développer picturalement une expression courante à l’époque peignant la femme en furie, la mégère, comme « en route vers l’enfer, l’épée au poing » ! K. Van Mander renvoyant lui à une autre expression évoquant «une rafle devant l’Enfer », ce que le pillage[3] auquel se livre la protagoniste principale de la scène vient précisément illustrer.
On a peine alors à suivre certains commentateurs actuels qui, épousant la vague féministe voient dans le tableau l’exaltation de l’extraordinaire courage des femmes venues combattre les démons !!![4] Dulle Griet en Sandrine Rousseau du XVIème siècle, en somme. Voici qui à défaut de pertinence ne manque pas d’audace et au fond de drôlerie. Dans une époque où plus peut-être encore qu’à celle de Sébastien Brant, il semble que nous soyons toujours plus nombreux à nous trouver embarqués sur la Nef des fous [5]!
LIRE LES PAGES CONSACRÉES PAR P. WEISS AU TABLEAU DE BRUEGEL.
[1] Nous sommes au moment du soulèvement contre l’Espagne qui mènera à l’indépendance des Provinces unies. Et les violences du temps : villes incendiées, exécutions, pillages etc…, sont amplement évoquées dans le tableau de Bruegel. Et rien n’empêche bien entendu de faire de cette effrayante Dulle Griet comme une allégorie de la guerre, des guerres qui ravagent l’époque. Les œuvres qui comptent sont celles justement qui peuvent donner lieu à des interprétations diverses.
[2] La nature inquisitoriale de l’époque de plus en plus prompte à condamner au premier prétexte venu m’oblige à dire que je condamne naturellement, très vertueusement, cette vision fantasmée de la femme qui très malheureusement pour elle aura largement dominé notre culture durant des siècles, sans avoir encore totalement disparu.
[3] Car c’est bien de pillage ici dont il s’agit. On le voit en particulier avec le détail du coffre que Margot l’enragée tient bien serré contre elle, sous son bras gauche.
[4] C’est vrai que les femmes tiennent dans cette scène un rôle particulièrement actif face à des hommes qui devant leur furie en sont pour la plupart réduits à se protéger comme ils peuvent.
[5] Une allusion à cette Nef des fous apparait d’ailleurs dans le tableau de Bruegel. Pour qui d’ailleurs contrairement sans doute à Bosch, le spectacle des vices et des folies de ses contemporains relevait sans doute plus du grotesque de notre condition, de la farce en somme, que de son tragique. Il n’est que de regarder les innombrables petits monstres drolatiques qui animent les marges de quantité de manuscrits de la fin du M.A. pour comprendre un peu dans quel imaginaire plaisant pouvait aussi baigner Bruegel. Ses monstres sont finalement moins effrayants qu’on ne le pense. En atteste tout particulièrement celui qu’il place justement tout au-dessus de sa signature dans le coin gauche du tableau. (Voir illustration).
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