On connaît peut-être ces Conversations sur la connaissance de la peinture où Roger de Piles, diplomate mais aussi grand théoricien de l’art du XVIIème siècle, fait s’affronter en la personne de Damon, l’expert et de Pamphile, l’amateur, deux conceptions, non pas de la peinture mais de son approche par ceux qui prétendent s’y intéresser. La peinture qui par essence ne parle pas, est par nature muette, ne fait-elle pas plus entendre par son silence que n’importe quel discours, n’importe quel aveugle assemblage de mots ? Est-il aussi bien nécessaire de tout savoir sur un artiste pour se laisser émouvoir par son œuvre ? Oui, comme souvent, on aurait tort de mépriser ces lointaines interrogations, venues d’ailleurs elles-mêmes de plus loin, au nom de je ne sais quelle avantageuse ou contrainte modernité.
J’ai pris pour la première fois connaissance de l’œuvre d’Alice Neel à La Haye où justement quelques siècles plus tôt, Roger de Piles accusé d’espionnage au profit de la couronne de France, fut cinq longues années retenu, ce qu’il mit à profit pour rédiger des Vies de peintres et élever des oiseaux ! En décembre 2016 dans ce qui s’appelait à l’époque le Gementmuseum, la bonne quarantaine de toiles, principalement des portraits, de l’artiste américaine Alice Neel, fut l’une des fortes impressions que je ramenais d’un séjour pourtant effectué dans l’intention de revoir dans un Mauritshuis fraîchement rénové quelques-unes des plus belles pièces de l’art hollandais.
J’ignorais tout à l’époque de la vie d’Alice Neel et rechignant à lire durant les expositions tous ces cartels, ces panneaux par quoi les commissaires s’efforcent de pallier notre ignorance, transformant notre expérience artistique en un laborieux parcours pédagogique au final presque toujours décevant, je me contentais de me laisser impressionner par l’éloquence directe de ces portraits dont je voyais bien qu’ils disaient tous quelque chose de la vie non seulement de leur modèle mais d’une certaine société dont le moins qu’on pouvait dire était que l’artiste ne s’était pas donné le projet de l’idéaliser. Les nus féminins comme les nus masculins, par exemple, n’y cherchaient pas à souligner l’érotisme des corps, exalter leur plastique, et la crudité de leur pose, malgré leur caractère à première vue provocant, ne visait en définitive qu’à faire paraître plus évidente leur humaine et charnelle présence. Leur non moins évidente mais exigeante aussi vulnérabilité.
Revenant aujourd’hui de
l’exposition présentée à Beaubourg et ayant entretemps eu toute latitude pour
m’informer davantage sur l’œuvre d’Alice Neel et constaté qu’en ces quelques
années malheureusement pour elle posthumes, son travail accédait à une
reconnaissance allant s’élargissant je n’ai pas l’impression que le choc
premier suscité il y a quelque six ans par sa découverte aurait été plus fort
si j’avais attendu de l’éprouver à Paris. Et s’il est vrai que l’exposition de
Beaubourg accorde une place plus importante aux toiles à caractère directement
social ou engagé, principalement de sa première période, j’ai bien l’impression
que pour ce qui est de son activité de portraitiste, Beaubourg n’apporte ici rien
de majeur. Manquent ainsi par exemple pour moi, le tableau de 1953 représentant
sa mère mourante comme celui de 1946 représentant son père dans son cercueil ou
celui de la chaise vide devant la fenêtre évoquant le départ de son fils Hartley
parti vivre avec son épouse. Moins de tableaux familiaux donc, plus de personnalités
du milieu de l’art, de la presse et de la politique. Voila qui sans doute colle
mieux à l’adjectif « engagé » qu’on a placé en titre de
l’exposition quitte à la faire un peu trop basculer du côté des conformismes
politiques du temps. Ce qui finalement ne doit pas être trop pour déplaire à
cette épaisse bourgeoisie de l’art comme dirait Virginia Woolf, qui a
pour habitude de feindre de s’extasier devant toutes sortes d’œuvres dont les dures
réalités auxquelles elles renvoient ne suscitent en général chez elle qu’un
minimum d’empathie.
Il est toujours difficile de parler de la peinture. De rendre compte littérairement de la puissance ou du simple pouvoir d’un regard de peintre. Souvent anecdotiques, la plupart des commentaires accompagnant à Paris les tableaux oublient d’ailleurs très vite la peinture pour amorcer le roman pittoresque d’une vie ouverte à l’histoire particulière, singulière autant que typique, de ces autres qu’ils montrent. Et certes, s’il n’est pas sans intérêt de savoir que cet intéressant jeune futur criminel du quartier de Spanish Harlem, répondant au nom de Georgie Arce était un des voisins de l’artiste et qu’avec le couteau de caoutchouc qu’on lui voit sur la toile, il avait mimé à la fin d’une séance de pose l’acte d’égorger une imaginaire victime, pas inintéressant de connaître un peu l’histoire de ce portoricain tuberculeux auquel, pour l’aider à respirer, on a dû retirer certaines de ses côtes ou d’apprendre que Peggy, cette jeune femme au visage tuméfié peinte en 1949 aura quelques jours plus tard succombé aux coups de son mari qui trop saoul pour se rendre compte de son état passera la nuit allongé à côté de son cadavre, tous ces détails qu’il faut lire à Beaubourg, comme on peut et tout en jouant des coudes, ne doivent pas faire oublier que ces portraits sont avant tout des rencontres dont tout le sens tient dans la façon non dont elles se diluent dans une histoire plus ou moins dramatique ou tragique mais dans la manière dont elles condensent ici en art, en image, notre compréhension des multiples tensions qui fondent ce qu’on pourrait appeler l’intime solitude de l’être appelé envers et contre tout à exister. Un être que le peintre ne figure naturellement pas par les mots. Mais par l’expressivité de ce qu’il emprunte pour le servir aux lignes comme à la couleur. Qu’il fait advenir en corps, visages, objets, décors. Afin de le convertir finalement en sensibles et interpellatives présences.
C’est ainsi que présents nous parviennent tout aussi bien l’inattendu portrait d’Andy Warhol à la poitrine sillonnée de cicatrices, aux yeux fermés sur on ne sait quelle sorte de douleur intérieure que celui de la jeune Margaret Evans au ventre distendu par ses huit mois de grossesse, aux jambes bleuies par l’inconfort aussi de sa pose. Aucune superficialité, encore moins de mièvrerie dans ces portraits qui atteignent au contraire une espèce de profondeur humaine, de vérité, qui - et c'est bien la leçon du Pamphile de Roger de Piles - n’ont plus besoin de paroles pour être fortement éprouvées.
Disons-le encore pour terminer. Je ne serais pas étonné que dans les années à venir nous assistions à la starisation de cette peinture, de cette artiste qui aura pourtant toute sa vie résisté aux modèles artistiques de son temps. On verra bientôt peut-être dans les chambres de nos étudiants, dans nos salons petits-bourgeois, des reproductions d’Alice Neel comme on a commencé à en voir de Schiele à partir des années 80. Ce ne serait pas nécessairement à regretter. Tant l’œuvre ici nous regarde. Dans notre large et dissemblable humanité. [1]
[1] On ne saurait trop encourager les vrais amateurs de peinture à découvrir le travail d’Alice Neel sinon en se rendant à l’exposition de Beaubourg du moins en naviguant sur la toile où de très nombreuses reproductions de ses œuvres sont accessibles. Cela permettra d’en saisir la variété que les images choisies pour illustrer cet article, pour signifiantes qu’elles soient, peinent à mettre en évidence.
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