samedi 8 octobre 2022

SUR VITRÉ DE GUILLAUME ARTOUS-BOUVET AUX ÉDITIONS MONOLOGUE.


« Quarte voir, » c’est par ce vers, ô combien déroutant déjà, que débute et nous saisit Vitré du poète et philosophe Guillaume Artous-Bouvet que publient aujourd’hui les éditions Monologue. Et c’est bien d’une question d’œil, de forme, de vision, comme aussi d’approche et de disposition, qu’il s’agit dans cette publication où le poème se met en place, ligne haute, en avant, pour s’escrimer[1] dans sa langue avec l’ensemble des pensées, des pesées, des poussées naissant de sa confrontation avec la suite des trois grands tableaux que le peintre préraphaélite Waterhouse aura consacrés entre 1888 et 1915 à la triste histoire de cette Lady of Shalott que Tennyson aura popularisée dans son texte éponyme de 1832.

Gorgées de références précises[2] aux toiles comme à l’histoire qu’elles racontent, les trois parties qui composent le livre[3] n’ont pourtant rien de ces riches et médusantes ekphraseis par lesquelles certains artistes voudraient en toute transparence nous imposer l’image de l’objet représenté. Car la langue ici du poète est une langue anomale, une langue excentrique dont les points de fixation ne concordent justement pas avec ceux que nous offrent les prises rassurantes non seulement du langage courant mais de la plupart des usages littéraires jusqu’aux plus singuliers. Que dire alors d’un texte qui s’affranchit tellement des codes convenus de la langue, qui affirme si superbement son évidente exception sinon qu’il est essentiellement poème. Un faire s’accomplissant en merveille au sens premier, de langue. Qui s’y trouve par-là, rajeunie, rendue à sa fraîcheur première. Entière réveillée.

Quitte à faire fi du sens ?

L’histoire de la Dame de Shalott n’est à cet égard pas sans pertinence. Condamnée à ne voir la réalité qu’à travers la prison d’un miroir pour en reporter les motifs sur la trame d’une tapisserie qui l’enferme aussi dans ses fils, la Dame de Shalott échappe au charme qui la retient en succombant à l’appel que lui adresse l’image d’un chevalier[4] qui passe sous sa fenêtre en chantant. Dès lors s’étant penchée sur la réalité crue, son miroir du même coup s’étant en mille éclats brisé, elle libère la barque enchainée au pied de son château pour s’abandonner au courant qui l’entraîne jusqu’à celui qu’elle n’aura fait qu’apercevoir. Et n’atteindra bien entendu que morte.

Il y a pour un écrivain quelque chose de l’allégorie tragique dans cette histoire que sentira bien aussi quiconque sait que les mots n’étant pas les choses nous ne vivons à travers eux que des représentations, ne saisissons du réel que des reflets mentaux. Si l’on ajoute à cela que l’œil lui-même opère par son organisation propre toute une reconstruction des données qu’il perçoit, allant jusqu’à retourner l’image qu’il nous renvoie des choses, image faite d’ailleurs de cônes et de bâtonnets, il devient facile de comprendre ce qui peut fasciner dans le travail si particulier de Guillaume Artous-Bouvet. Son titre renvoyant comme d’ailleurs il le précise à cette humeur vitrée qui à l’intérieur de l’œil assure sa rigidité, nous oblige à nous placer sur ce terrain où la fabrique du sens, son renouvellement, son rapport essentiel à la langue d’un côté comme au réel insaisissable de l’autre, doit être repensé en fonction des conditions, disons physiologiques et mentales, culturelles aussi, de son apparition. Comme de sa disparition.

Ainsi pour volontairement étrange qu’il soit, le poème de Guillaume Artous-Bouvet, se met à donner prise une fois que l’on comprend que les divers éléments de langue qui le composent sont comme autant de ces cônes et bâtonnets, ces spirilles, que le cerveau doit réassembler, redresser pour en recomposer une image parlante[5]. Ce que nous faisons sans cesse mais sur des bases d’habitude qui deviennent clichés. Or, les découpes singulières correspondant métaphoriquement à des cillements d’œil que pratique ici l’auteur nous rendant impossible le recours à de tels clichés, son poème présente alors le double effet de nous rendre à la fois plus sensible ou visible la langue et plus exigeant en retour, notre désir de sens. Comme si nous remontions à des origines. Tout un réel alors à faire naître et reconstruire, comme neuf, à nos yeux.

Et puisqu’avec ces images de Waterhouse qui procurent au poète ses données, il est question de peinture, comment ne pas songer ici pour finir, à ces stimulantes réflexions multipliées par Deleuze à propos du travail du peintre, nous rappelant que la toile n’est jamais, pas plus que la page sur laquelle on s’apprête à écrire, une surface blanche, pleine qu’elle est déjà de tous les poncifs qu’on appelle culture, qu’il importe en premier lieu d’effacer, pour s’en désencombrer, quitte alors à ce que personne, dans un premier temps, n’y voie plus rien, n’y comprenne plus rien[6]. L’instance opératrice, comme il le dit, à ne pas confondre surtout avec un simple code, pouvant alors se mettre en branle pour nous rouvrir enfin les yeux, les sens, sur du vivant retrouvé. Prêt à son tour, mais c’est ainsi, et c’est toujours, lui-même aussi, à se figer.



[1] J’ai choisi de prendre ce « Quarte » dans l’acception qu’il possède dans le vocabulaire de l’escrime pour entamer quant à moi cette courte, toujours trop courte, note. Il va de soi pour quiconque ira jusqu’au bout de l’article qu’il est possible de recomposer avec ce mot et tout ce qui le constitue, sens et sons, rythme propre, intensité…, d’autres complexes de sens. J’entends d’ailleurs aussi « Écarte » dans ce début. Que je réfère à ce moment de l’écriture du poème où celui-ci se donne pour ambition de se soustraire aux clichés. Aux attentes convenues. Et même aussi parfois à ses réflexes propres. Le poème et c’est sa force ne se pose jamais en aval mais toujours en amont du sens. Qui n’est pour lui qu’un horizon.

[2] Et j’ajouterais « pittoresques » car ces références font en effet voir la plupart des détails présents dans les tableaux sans qu’on puisse toutefois parler bien sûr de description organisée.

[3] A noter que l’ensemble des 3 tableaux réalisés par Waterhouse évoque les 3 moments les plus importants de la légende mais dans l’ordre inverse de leur succession chronologique.

[4] Il s’agit de Lancelot, ce qui ramène l’histoire de la Dame de Shalott au cycle arthurien, dont on sait à quel point il est familier à Guillaume Artous-Bouvet qui dit quelque part concevoir la poésie comme une activité reliquaire. Dans le poème de Tennyson, on appréciera la façon dont réagit Lancelot à la découverte du corps de la jeune femme dont certes il ne connaît pas l’histoire : « “She has a lovely face; / God in his mercy lend her grace, / The Lady of Shalott.” !

[5] Relisant ce passage je crains de donner à penser que le texte de G.A.B. ne soit finalement considéré que comme un puzzle alors que c’est tout le contraire que je voudrais signifier. En aucun cas il ne s’agit pour lui de nous reconduire à des images connues mais de participer avec lui à définir un nouveau pacte de lecture où l’ensemble des connus, trop connu, se verrait enfin devant nous traduit, dans l’espace tracassé, fracassé, comme hésitant, tremblant, des vitales relations que nos capacités de représentation entretiennent avec le réel qui de partout les anime. C’est pourquoi j’aurais dû sans doute écrire plutôt qu’« une image parlante, une chaleur agissante » !

[6] C’est ce moment de « catastrophe » par lequel l’artiste doit passer avant que son effort, l’intensité singulière de son geste, ne parvienne à faire surgir dit Deleuze - je simplifie - la couleur, la lumière. Je note à ce propos le lien particulier qu’entretient Guillaume Artous-Bouvet avec l’équipe de la revue Catastrophes dont le titre me semble autant référer à Deleuze qu’aux infinis désastres dont nous sommes menacés.

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