vendredi 28 janvier 2022

NE RIEN LAISSER S'ENFERMER. SUR LES CORPS CAVERNEUX DE LAURE GAUTHIER AUX ÉDITIONS LANSKINE.

C’est une image un peu à la Degottex, celui d’après 1955, qui déchire et entaille, qui fait la couverture du dernier livre de Laure Gauthier, les corps caverneux, aux éditions LansKine. Cette image due à Christophe Lalanne, dont j’ai découvert à l’occasion l’intéressant travail[1], peut effectivement être une bonne entrée à ce livre qui n’a de cesse de mettre à jour ce qui se joue sous les surfaces. Que ce soit très prosaïquement celles que nous appelons grandes, les commerciales, ou plus spécifiquement celles que constituent pour les mots, les pages où nous les dessinons. Sans négliger bien sûr la peau. Cette peau qui nous fait enveloppe. Mais par où passent d’infinis et mystérieux échanges. La sensation même de la vie.

 Parler de surface, de surfaces plutôt, quand il est question de cavernes, n’a rien de contradictoire. Nous imaginons beaucoup trop les surfaces à partir de notre notion du plat. Alors qu’elles se replient, se ploient, se creusent, se retournent, se tordent, se déploient. Et c’est le mérite du travail de Laure Gauthier que de se montrer attentive à l’ensemble des énergies par quoi tout cela forme espace. Aussi bien d’enfermement. Que de liberté.

 Précisons. L’être humain pour Laure Gauthier est un être essentiellement caverneux. C’est-à-dire qu’il est d’abord le lieu d’un brassage incessant d’énergies, de fluides, qui fait qu’à l’image de la verge passant de tendue à flaccide et inversement, le vide, les vides dont nous nous trouvons constitués, sont en permanence traversés, conduisant notre relation au monde, à l’être, à osciller entre plénitude et manque, ce manque surtout, ce trou, que nous aspirons à voir le plus souvent combler, par quelque chose de vivant, de vaste ou de puissant, à l’intérieur de nous.

 Nos sociétés de la marchandise ont bien compris cette disposition fondamentale de la personne humaine en s’ingéniant à la bourrer des mille et un produits de ses incessantes fabriques d’objets, de sentiments, divertissements, idées, « mots sertis dans l’ambre de l’usage », par quoi nos existences se retrouvent aplaties, tout l’être suturé, l’esprit chloroformé, la langue comme le corps, enfin, dévitalisés.  

 Les sept sections des corps caverneux font chacune à leur manière et dans leur forme propre, écho à cet état de chose. Que dans Rodez blues, l’auteur déambule sous une drôle de pluie sans nuage, « comme un poème mou et sucré,/un poème de salon » en quête d’un reste de présence non totalement aseptisée d’Antonin Artaud, pour se rendre finalement bien compte que là « tout est recouvert » de « sentiments passe-partout/ qui ne vont nulle part », qu’en rendant visite à sa mère en EPHAD, elle réalise à quel infâme commerce se vouent ces terribles établissements – « et quel est cet Etat / qui laisse faire ça ? », ou qu’en se rendant au supermarché, elle partage avec nous son dégoût, sa tristesse, son accablement, c’est toujours dans cette opposition fondamentale du mortifère et du vivifiant que s’inscrit sa démarche. Et comme elle l’a fait avec les mots de Villon, comme avec la figure de Kaspar Hauser, dans ses précédents livres, elle cherche de l’intérieur sans fuir en rien les profondes perturbations de l’être, à maintenir pour elle des états de langage qu’on pourrait dire désincarcérés de leur prison de forme, de leur étau d’usage.

 Sauvage alors le texte de Laure Gauthier ? On peut le dire tel à la condition de bien comprendre qu’il ne s’agit en fait là que d’une sauvagerie seconde. Non de cette sauvagerie animale qui permet de faire immédiatement corps avec l’instinct, de danser pieds nus sur la terre grasse. Mais une sauvagerie d’abord d’intelligence et de culture se révoltant, je veux dire se retournant (cavernes) vers elles-mêmes pour en faire sauter les verrous. Cela donne bien sûr des textes inconfortables comme en particulier dans les sections 2 (LES CORPS CAV) et 7 (DÉSIR DE NUAGES) où la sophistication quand même de l’expression du désir, pas seulement amoureux, toute nourrie qu’elle est de matières à la fois esthétiques, sexuelles, organiques, psychiques, comme scientifiques et matérielles, conduit à une sorte de tourbillon, de maelstrom d’images, une telle intrication des références que l’on finit par n’en plus sentir que les élans, les énergies, le vouloir être qui l’anime. C’est à l’intérieur alors de tout un désir de nuages que le lecteur est transporté. De ces nuages non pas qui flattent notre imaginaire par leur plasticité, cette plaisante paréidolie que souvent ils génèrent, mais bien de ceux qui brûlent quand on les traverse, tant sont élevées, la charge électrique des matières, les réserves d’énergies, jamais totalement stables, qui s’y affrontent et les constituent.   

 Dans une section sous-titrée stances à l’adolescence, Laure Gauthier évoquant avec ses tous premiers attachements amoureux, sa découverte du Nerval des Filles du feu écrit : 

« Suis ressortie torche vivante dans les couloirs, je crois que c’est au son de la combustion du futur antérieur que j’ai tracé à l’instinct mes premières notes. Comme si soudain, dans ces béances multiples qui portaient nos prénoms, surgissaient des lignes qui se rejoignaient parfois, c’était skate permanent, enfin ! Quand le X retient le mur et que la fissure importe peu. Une lettre qui tient une maison est. Des notes venant de moi qui tombaient de dessous le foie ou étaient-ce les poumons, de cet échauffement soudain, de ce qui est. Sous la peau. Les organes photocopiés en noir et blanc en cours de sciences naturelles en 3e se manifestaient. Il n’y avait donc pas seulement un malheur des tréfonds mais aussi des joies organiques.

 La circulation, des images, de la pensée, du sang, soudain »

 Oui pour Laure Gauthier, le monde existe en tant que corps, que corps multiple à habiter, à ressentir. Non cependant comme un corps plein et saisissable, comme le ferait une photographie, mais corps poreux, traversé, traversant, « toujours, comme l’écrit Jean-Luc Nancy dans CORPUS, sur le départ, dans l’imminence d’un mouvement, d’une chute, d’un écart, d’une dislocation », comme aussi d’un accueil, d’une ouverture, d’une saturation. Plus musical en fait que sculptural.

 Terminons alors par ce superbe passage emprunté à la toute dernière section :

 « Là, ce ne sont pas 6 amplis, c’est au moins 10 qu’il faut, si seulement on pouvait en installer 40, 40 ce n’est pas trop pour un cumulo, on projette alors les voix enregistrées, celles de tous les désirs cumulus Qui habitent, Qui lancent tout dans les doigts, la bouche liquide Qui ressortent ébouriffées de vie Qui ne savent plus rien après Ont perdu la vie en route Dans le nuage, perdu en route la panoplie de l’espoir, Ont cru percer le mystère du Ciel Comme on Crève un abCès et ressortent les mains vides, exsangues mais

Qui ne dessineront plus jamais les nuages juste avec un cercle


 

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