Pas facile de faire parler une œuvre d’art, de l’évoquer par les mots jusqu’à finir par lui donner une profondeur intelligible, une épaisseur sensible, nous permettant non seulement de la mieux voir mais d’en partager avec d’autres l’effet. La pluralité d’effets plutôt dont elle est bien entendu porteuse. Pas facile, certes, mais nécessaire car « si l'image, comme le dit la philosophe Marie-José Mondzain, est ce que l’on voit ensemble, elle ne peut se construire que dans les signes partagés par ceux qui voient, et ces signes sont ceux de la parole, des signes langagiers.[i] »
Ceux qui ont eu la chance de lire l’Esthétique de la résistance de Peter Weiss, savent pour y avoir découvert les commentaires de l’extraordinaire frise du Pergamon de Berlin, à quelle hauteur de pensée – esthétique et politique liées – peuvent atteindre les mots quand ils cherchent à comprendre vraiment ce qu’ont pu voir les yeux[ii].
On ne peut donc que louer une entreprise comme celle des éditions invenit qui avec leur bien nommée collection « Ekphrasis », offrent à de très nombreux auteurs d’aujourd’hui l’occasion de se confronter aux œuvres les plus remarquables de divers musées, des moins connus jusqu’aux plus prestigieux.
Installé dans le Nord, Dominique Tourte, le directeur d’invenit fait bien entendu la part belle aux institutions comme aux écrivains de sa région dont on ne dira jamais assez la richesse littéraire comme artistique. Ainsi pour ce volume que Yannick Kujawa consacre à l’Ouvrier mort du peintre Edouard Pignon, conservé en dépôt au Musée des Beaux Arts de Lille.
Disons-le tout de suite, le texte du présent opus restitue moins la formidable et spectaculaire présence de cette toile de 2,40 mètres sur 3, que celle d’Édouard Pignon, ce fils de mineur, descendu tout jeune également à la mine et qui a effectivement tout pour attirer la sympathie d’un Kujawa, profondément lié par ses origines à la même catégorie sociale. Imaginant un visiteur venu en 1982 le voir dans son atelier puis l’accompagnant en voiture - une DS 19 - à Marles-les-Mines, sur les lieux de son enfance, Yannick Kujawa lance en effet son personnage de peintre dans un long soliloque à travers lequel passent le souvenir de ses rencontres avec Picasso, se retrouvent les considérations esthétiques et politiques développées par Pignon lui-même dans divers ouvrages comme La Quête de la réalité, réalisé à partir de propos recueillis au magnétophone par Jean-Louis Ferrier, pour les Éditions Gonthier (1966) et se voient pour finir imaginés les sentiments du vieux peintre face à la transformation des paysages qu’il retrouve et des formes nouvelles quelque peu déprimantes prises par notre société.
Alors, si ne sont le plus souvent qu’effleurés les grands débats opposant les tenants du réalisme socialiste aux partisans d’un autre réalisme refusant tout enfermement dans la peinture de parti[iii], si ne sont guère vraiment documentées les nombreuses variations, modifications, étapes[iv] à partir desquelles la toile aujourd’hui exposée à Lille a fini par trouver sa forme définitive, si enfin ne sont pas plus systématiquement encore développées et commentées dans l’œuvre, les observations nombreuses qu’on peut faire à propos de cette toile farouche, à la fois tendre et menaçante, figée tout autant que mobile, tendue dans sa majesté plébéienne, dans sa modernité, en profondeur nourrie des images les plus anciennes, c’est qu’il s’agit avant tout pour Yannick Kujawa, à travers un phrasé propre qu’il invente, au double sens du terme, de susciter dans son livre quelque chose de l’ordre d’une présence, celle d’un homme-peintre, passionnément humain, qui ne s’est jamais détourné des luttes collectives mais pour qui la peinture est toujours restée une façon d’engager, face au réel, sa propre, dévorante et intraitable responsabilité.
« La toile est une gueule, un gosier d’huile et de couleurs, plus que politique un ferment humain, à l’opposé de ce que fut l’esthétique stalinienne, ça ne vous est pas imposé d’en haut, ça prend chair dans les tripes, ce chant silencieux, personnel et finalement collectif, vous le ressentez, non ? Je suis face à la toile, avec elle, et je chante au beau milieu du Vél’ d’Hiv’, entouré de mes camarades. »
Et c’est cela peut-être qui ressort de plus beau de ce travail empathique : un portrait d’homme capable d’affirmer à la fois toute sa singularité sans rien abandonner de son sentiment d’appartenance à la classe dont il est issu, des colères légitimes[v] que la connaissance des souffrances qui lui auront été imposées, aura suscitées en lui. Et de l’énergie combattante qui aura tenu jusqu’au bout, l’homme et le peintre qu’il fut[vi].
[i] « Ce sont des sujets parlants qui voient. C’est en tant que ceux qui voient ont chacun une paire d’yeux, totalement irréductible à la paire d’yeux du voisin (chacun voyant depuis son corps, son histoire, ses passions, son organe, son point de vue et son âge, etc.), en tant donc que tout regard est singulier, que ce regard singulier se construit dans une intersubjectivité qui ne partage que de la parole. Nous ne pouvons donc universaliser le voir ensemble qu’à condition d’en parler. Alors, l’image est ce qui se construit dans le visible commun construit par une parole." Voir mon article : http://lesdecouvreurs2.blogspot.com/2017/11/a-propos-de-lappel-pour-la-creation.html#more
[ii] Voir aussi toujours dans ce blog le commentaire que fait Weiss du Radeau de la Méduse de Géricault.
[iii] Voir par exemple : https://www.cairn.info/journal-societes-et-representations-2003-1-page-195.htm
[iv] On en trouve par exemple une version préparatoire au Musée André Malraux du Havre qui permet avec la toile de 1936 qu’on trouve au Musée d’Art moderne de Paris de suivre le cheminement de la pensée formelle du peintre. Toute une exposition d’ailleurs a pu rassembler en juin 52 à la Galerie de France, un certain nombre de ces travaux préparatoires.
[v] « Ce que j’ai peint, c’est le bilan cauchemardesque du capital. De l’engrenage infernal et ubuesque des forces de l’argent. Il n’y a pas qu’un ouvrier mort dans ma toile, sans doute le sont-ils tous en fin de compte. »
[vi] « Je dis que les oeuvres de Giotto par exemple touchent en plein coeur, font l’effet d’un choc, d’une révélation. Même pour le moins instruit, même pour un athée. Ce sont des tableaux d’humanité. De sublimation de l’effroi. Voilà la force de la peinture, la peinture prend notre tête entre ses mains de couleur et d’huile, colle son front au nôtre, et elle a les yeux grands ouverts, et elle dit « Regarde ». Et on doit regarder. Mes ouvriers morts se plantent devant le spectateur et imposent leur énergie. Ils lui disent « Regarde ». Les autres. Toi. Et lève-toi. La vie est un combat, une épopée sans nom, sans héros, sans destin, une épopée de simples mortels, d’anonymes, les nuits sont terribles. Il y aura de la grandeur en toi, de la lumière, si tu te bats. Voilà. »
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