mercredi 15 septembre 2021

SUR CE QUI RESTE DE NOUS DE FABIENNE RAPHOZ AUX ÉDITIONS HÉROS LIMITE.

« Syrinx[i] nous défie plus que langue », « ma langue c’est l’ennemie des langages nôtres » : sans doute peut-on partir de ces quelque peu déroutantes assertions pour comprendre dans ses grandes lignes l’enjeu non seulement du dernier livre de Fabienne Raphoz mais de sa relation tout entière au vivant. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. De notre extase de nommer, de notre extase de classer, de vouloir à toutes forces faire entrer le monde dans le tiroir des langues, et à l’heure où disparaissent les espèces, se réduit autour de nous le champ de la vie générale, de l’absurdité de continuer à empailler le réel que nous détruisons pour n’en conserver finalement qu’un souvenir figé[ii].

 

Au lieu de nous mettre à éprouver vraiment ce qui reste de nous[iii].  

 

C’est dans notre solidarité avec les autres espèces, avec effectivement ce qui reste de vivant, dans son entière diversité, que le poème de Fabienne Raphoz nous engage à faire chant. Parole si l’on veut. Mais surtout pas discours. Ce qui ne va pas bien sûr sans une certaine difficulté. Comment en effet tisser sa parole au monde, c’est-à-dire à l’oiseau, à l’insecte, au têtard, au crapaud, la fougère, le bouleau… sans langue partagée ? Certes sur le terrain, le poète vit toute une série d’expériences. Branche ainsi ses affects sur la fauvette entrechoquant ses cailloux. Peut entrer en « relation » avec une libellule qu’il parvient à individualiser…  Mais tout cela qui est de l’ordre de la « merveille » c’est-à-dire ici d’une attention comme exaltée vers la puissance d’exister de la vie autre, oblige à inventer une poésie dont la performance, c’est-à-dire les complexes d’énergie émotive qui la portent l’emportent sur l’intelligibilité visée par les formes courantes de rationalisation[iv].

 

Ainsi dans l’urgence d’une fin que tout annonce proche, s’élabore chez Fabienne Raphoz, une poésie singulière. Qui consciente bien sûr des pertes qui s’accumulent ne cède pas totalement à la déploration. Qu’il faut prendre au contraire comme un ensemble d’invites. Invites bien entendu à sortir de ce que nous pensons être nous-mêmes, à sortir de ce « nous » strictement humain qui nous empêche de nous sentir vraiment au monde, de refaire avec lui connaissance. Et dans l’impossibilité sans doute de construire avec lui du semblable, invite du moins à recueillir dans l’intimité d’une conscience ouverte et pourquoi pas heureuse, rayonnante, ce qui partout palpite, peut-être aussi appelle, depuis des millions et des millions d’années.



[i] La syrinx, comme on sait est l’organe du chant chez les oiseaux.

[ii] Voir pages 72-73, où la longue description scientifique, professorale, d’un spécimen de plante du genre Puya, appartenant à la famille des Bromeliaceae, se voit opposer cette brutale remarque : « l’espèce peut encore se voir/ dans les tiroirs (de l’Herbier National/ de Colombie) ».

[iii] À ce titre, sans jeu de mot, la référence que fait Fabienne Raphoz à un beau texte de George Sand proclamant la solidarité de toutes les existences humaines, qu’elle traduit en l’élargissant à la totalité des espèces tant animales que végétales et en remplaçant le concept d’histoire par celui d’évolution est parfaitement éclairante. Ainsi le nous dont il est ici question, déborde-t-il largement l’individu humain.

[iv] On trouvera peut-être étrange alors que ce livre qui vise à promouvoir la rencontre directe, émouvante, avec le vivant, qui vise à répondre aux chants multiples du monde par un autre chant qui n’en serait plus séparé, fasse usage de termes et de références scientifiques dépassant largement les compétences d’un lecteur moyen. À cela on peut répondre, je pense deux choses. D’abord que pour reconnaître ce qui nous est de prime abord étranger il faut sans doute être capable de le nommer. Le jour où nos écoliers sauront reconnaître en leur donnant un nom des centaines de plantes, comme ils reconnaissent aujourd’hui des centaines de sportifs ou de marques commerciales, les hommes que nous sommes auront fait un grand pas dans leur rapprochement avec le vivant dans son ensemble. D’où il ressort que toute connaissance si on ne la réduit pas à ses formes, est non seulement utile, mais pour nous nécessaire.

Par ailleurs l’expérience du chant qu’envisage me semble-t-il Fabienne Raphoz ne se cantonne pas au domaine spécifique de la langue qui n’en est dans sa poésie qu’un signe, un relevé, une sorte de notation. Elle se situe plutôt dans quelque chose comme une vibration d’être qui, d’aval en amont, la déborde largement. Ce qui n’empêche pas cette poésie d’être, comme le dirait Pierre Vinclair, le lieu d’une certaine « sauvagerie » c’est-à-dire d’une grande liberté et singularité de formes, ambitionnant à sa façon, de mimer, de traduire et de nous faire éprouver celles tout aussi familières et déconcertantes du vivant. C’est d’ailleurs dans ce jeu du propre et du commun, du partageable et du non partageable que se situe toute expérience poétique vraie.

 

 


 

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