Livre composé presque essentiellement d’interrogations, l’ouvrage de Geneviève Peigné, Ma mère n’a pas eu d’enfant, touche avec délicatesse à de nombreuses questions relevant aussi bien de l’intime, que du destin même de cette tragique Humanité qu’on voit désormais s’avancer tout droit vers la catastrophe finale.
S’appuyant sur un régime d’écriture qui doit autant à la prose qu’à la poésie par la façon qu’il a de s’autoriser l’ellipse, les créations verbales, de jouer surtout sur les coupes, les rythmes, et de se refuser aux développements circonstanciés qu’impose le récit quand il tente, dans ses clartés réalistes, de reconstruire – espace et temps - des vies autres, le livre de G. Peigné quoiqu’il se penche sur l’existence d’une lignée dont l’auteur cherche par quels moyens préserver la trace, n'a rien du romanesque par exemple dont l’important livre d’Alice Ferney, Les Bourgeois, qui s’attache aussi à remédier par l’écriture au vide laissé par des vies qui se seront largement méfiées des mots, présente toutes les caractéristiques.
Réduite à une poignée de personnes, la famille dont Geneviève Peigné inventorie ici « le tout petit espace du leg », est d’ailleurs bien éloignée de celle de ces Bourgeois qui à chaque génération prolifère, si bien que la chair semble s’y fabriquer sans fin empêchant tout dessèchement, entraînant tout dans « son cirque vital ».
C’est qu’en fait ce court livre aujourd’hui publié par les excellentes éditions des Lisières, est celui d’une « dernière de lignée qui part à la recherche de ses ascendants pour occuper le vide des descendants ». Et l’on comprend vite que le fait de réaliser, la cinquantaine déjà largement dépassée, qu’on se trouve être la dernière en vie d’une famille qui vous a précédée, de se retrouver « concentrant tous ses ascendants sur deux épaules et une unique cervelle », de n’avoir pas non plus de mot, pour fixer dans le vocabulaire cette réalité – survivante, orpheline, dernière des Mohicans… ? – n’est pas chose insignifiante.
Tous, j’imagine, nous éprouvons comme un impératif de mémoire à l’égard des proches auxquels, par le sang, les liens socialement si forts de la famille, nous nous sentons rattachés. « Comme si, écrit G. Peigné, ça comptait tant que ça… Ces affaires de cordon et de gènes… //Comme si les liens n’étaient pas faits pour naître d’ailleurs que de racines – d’échanges, d’affections, d’amitiés ? » Sans doute que cela compte pour l’auteur plus qu’elle ne le croyait, elle qui finit par se pencher sur une photo qui la représente entourée de sa famille étrécie, avant de partager avec nous, si ce n’est son histoire, du moins le souvenir.
C’est la découverte dans un quotidien local de la mise en place d’une collecte de documents relatifs aux destructions subies au cours de la seconde guerre mondiale qui fera pour G. Peigné office de déclencheur. Elle y trouve l’occasion de « s’alléger », de « se débarrasser » de ce poids mémoriel qu’elle est désormais seule à porter, en le transférant, à la « mémoire du monde ». À partir de là s’engage un complexe travail où la quête d’informations personnelles, la transmission à divers « lieux de conservation publics », les interrogations aussi sur le sens et la valeur de ces démarches, témoignent de l’impossibilité pour l’auteur de s’exempter de ce mouvement, de cette pulsion, qui la poussent à les « exfiltrer de l’oubli », ces parents dont l’un après l’autre le livre bien plus que les archives vont se mettre à parler.
Comme il parle bien sûr aussi et peut-être surtout de ce qui touche au fond au sens de notre vie quand elle ne se réduit pas, biologiquement, à se transmettre. De ce qui fonde aussi ce « nous » dont nous avons besoin, non seulement ici et maintenant mais dans les siècles des siècles peut-être, justifiant aussi bien l’art, la littérature que ce qu’on appelle mémoire, conservation, archives…
Se définissant elle-même, ironiquement, comme « nullipare », mais nullipare volontaire, qui aura « tout fait pour mettre ses enfants à l’abri en ne les naissant pas [i]», G. Peigné insiste dans ses questionnements sur l’idée de fin, de limite. Dont la mort des individus ne constitue qu’une des formes sensibles. Sur celles de solitude aussi, de liberté, qui ne sont pas sans lien profond, pour elle, avec la précédente. Impossible de rendre compte dans le détail des multiples variations que ce livre inclassable semble parfois improviser au fil des pages. Touchant aussi bien encore à la différence des sexes, aux stéréotypes qui les déterminent, aux formes diverses de la pression sociale qui les organisent, qu’à toutes les difficultés auxquelles se heurtent la question du partage et de la communication. De l’écriture aussi. Sans compter bien sûr – et c’est particulièrement sensible au cœur de ces familles dont l’existence se sera vue bouleversée par pas moins de deux guerres mondiales - de l’expression et de la parole. Je ne peux donc que renvoyer à la lecture de ce livre qui plus qu’un autre peut-être réclame un lecteur empathique, une attention déliée. Je terminerai par ce point qui bien sûr interpelle. Quid de toute transmission, de toute forme de conservation, dès lors que se profile avec une certitude croissante la perspective d’une proche extinction de notre espèce. Décidément ce livre de Geneviève Peigné remue pour nous bien des choses.
[i] C’est ce qui explique le caractère surprenant du titre. Qui s’explicite à la page 121 du livre : « Ce livre s’écrit sous le regard d’une adolescente qui conçut ce projet de sauver la race humaine et à sa manière aussi esseulée qu’intransigeante s’y voua. / Qu’on ne puisse être aimé qu’à la façon dont les autres peuvent et savent le faire, c’est bien la plaie – universelle ? / Ainsi mes enfants péris en mère auront-ils à entériner que, par amour, je ne les naisse pas ? / […] Ma mère n’a pas eu d’enfant = certificat d’absolu dévouement maternel. »
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