mercredi 1 septembre 2021

FUITE EN EGYPTE. MASSACRE DES INNOCENTS.

Gentile da Fabriano Offices, Florence

 « Le massacre des innocents. Avignon, musée du Petit palais. Je pense aux mères sous le gouvernement d'Hérode qui ordonna que tous les garçons de moins de deux ans soient égorgés pour dévier le cours de la venue du Messie. A ce cadeau de Dieu le père à Jésus, en laissant égorger tous les garçons autres.

Je me demande si, et sur quelle place de Mai, les mères se rassemblèrent pour crier leur colère contre l'Instigateur suprême du scénario.

Je comprends la fuite en Égypte de Marie, comment aurait-elle soutenu leurs regards, avec ce nouveau-né sans plus aucun de son âge autour — seul et unique ?

La parole d 'évangile de Matthieu est restée muette quant aux filles négligées dans l'assassinat. Devinrent-elles des gars — travesties dans l'image d'un disparu comme remède impossible à la douleur des mères ?

Priver ainsi son fils de compagnon de jeux, cela a t-il quoi que ce soit de sensé de la part d'un père, même Éternel ? »

 

Je ne me souviens pas d’avoir vu ce tableau du peintre siennois du XVème siècle, Benvenuto di Giovanni, dont partent les singulières interrogations de Geneviève Peigné dans ce livre, Ma mère n’a pas eu d’enfants que viennent de faire paraître les belles éditions des Lisières.[i] C'est vrai que de Giotto jusqu’aux plus récents reportages photographiques, notamment sur la guerre de Syrie, le thème du massacre des innocents n’a cessé de hanter la fabrication des images à partir desquelles les artistes ont tenté d’exprimer quelque chose de l’horreur que leur inspire la succession ininterrompue d’atrocités dont la puissance armée des hommes mise au service des autorités les plus barbares et les plus implacables, peut se rendre coupable. Qu’on considère par exemple, à côté de toutes les références célèbres de Bruegel à Picasso, en passant par le superbe tableau de Poussin qu’on peut voir au Musée de Chantilly, cette seule planche de Théodore de Bry (planche 59) montrant, à partir d’un texte de Bartolomé de Las Casas, un conquistador jetant un enfant indigène à ses chiens.

 

Dans la peinture religieuse ces scènes insoutenables sont fréquemment reliées à l’épisode dit de la Fuite en Égypte, donnant prétexte la plupart du temps à des scènes intimistes permettant par la même occasion de représenter des paysages idylliques. Ainsi cette prédelle[ii] de Gentile da Fabriano qu’on peut admirer aux Offices au bas de son Adoration des mages (1423) et qui célèbre aussi bien les hautes vertus de la Sainte Famille que les inestimables beautés du paysage toscan.

 

Il y a de beaux et forts parcours à effectuer en comparant la façon dont les artistes auront joué de chacun des éléments de cette riche iconographie[iii] et l’auront adapté le plus souvent aux questions de leur temps[iv]. Mais on n’oubliera pas, bien sûr, que cette histoire biblique d’enfants sauvagement mis à mort, en dépit de l’apparente absurdité qu’elle présente sur le plan historique[v], aura suscité bien des interrogations au cœur même de la pensée chrétienne postulant la toute bonté de Dieu. Et que c’est sans doute dans la bouche d’Ivan Karamazov[vi] que se trouve exprimé le sentiment le plus fort de révolte face à ce qui ne peut avoir dans une perspective religieuse d’explication logique. Ne peut finalement s’éprouver que comme un douloureux et permanent mystère.



[i] Je reviendrai très prochainement sur ce livre qui se penche sur l’immensité des secrets que nous laissent les autres et surtout l’ensemble des questionnements auxquels, pour une femme s’étant refusé à devenir mère, invite le fait de prendre conscience d’être la toute dernière d’une lignée.

[ii] On retrouve les principaux éléments de ce tableau de G. da Fabriano, mais placés cette fois à l’intérieur, comme on dit, d’un paysage animé, dans une image sans doute moins belle mais encore plus extraordinaire, de la main d’un des peintres qu’il aura le plus influencé, Giovanni di Paolo que les américains ont présenté il y a quelques dizaines d’années comme un lointain ancêtre des surréalistes !

[iii] Intéressant par exemple outre la reprise bien connue de la toile de Nicolas Poussin par Picasso de comparer cette toile de Poussin réalisée à Rome dans les années 1620 à celle d’un certain Massimo Stanzione qui visiblement une dizaine d’années plus tard s’en inspira. Et de se demander ce qui outre la primauté d’invention, établit, malgré tout l’art de son suiveur, l’évidente supériorité du peintre français.

[iv] Dans le célèbre tableau de Bruegel, par exemple, ce sont des soldats espagnols catholiques qui endossent le rôle dévolu dans l’Evangile de Saint Matthieu aux soldats meurtriers d’Hérode. Peint entre 1565 et 1567, cette œuvre dénonce effectivement les atrocités commises par l’armée du duc d’Albe lors de la guerre des Pays-Bas.

[v] Voltaire la met plaisamment en évidence dans un texte assez peu souvent évoqué de son Dictionnaire philosophique, justement intitulé INNOCENTS.

Voir : https://fr.wikisource.org/wiki/Dictionnaire_philosophique/Garnier_(1878)/Innocents

 [vi] « Je veux voir de mes yeux la biche dormir près du lion, la victime embrasser son meurtrier. C’est sur ce désir que reposent toutes les religions, et j’ai la foi. Je veux être présent quand tous apprendront le pourquoi des choses. Mais les enfants, qu’en ferai-je ? Je ne peux résoudre cette question. Si tous doivent souffrir afin de concourir par leur souffrance à l’harmonie éternelle, quel est le rôle des enfants ? On ne comprend pas pourquoi ils devraient souffrir, eux aussi, au nom de l’harmonie. Pourquoi serviraient-ils de matériaux destinés à la préparer ? Je comprends bien la solidarité du péché et du châtiment, mais elle ne peut s’appliquer aux petits innocents, et si vraiment ils sont solidaires des méfaits de leurs pères, c’est une vérité qui n’est pas de ce monde et que je ne comprends pas. Un mauvais plaisant objectera que les enfants grandiront et auront le temps de pécher, mais il n’a pas grandi, ce gamin de huit ans, déchiré par les chiens. Aliocha, je ne blasphème pas. Je comprends comment tressaillira l’univers, lorsque le ciel et la terre s’uniront dans le même cri d’allégresse, lorsque tout ce qui vit ou a vécu proclamera : « Tu as raison, Seigneur, car tes voies nous sont révélées ! » , lorsque le bourreau, la mère, l’enfant s’embrasseront et déclareront avec des larmes : « Tu as raison, Seigneur ! » Sans doute alors, la lumière se fera et tout sera expliqué. Le malheur, c’est que je ne puis admettre une solution de ce genre. Et je prends mes mesures à cet égard, tandis que je suis encore sur la terre. Crois-moi, Aliocha, il se peut que je vive jusqu’à ce moment ou que je ressuscite alors, et je m’écrierai peut-être avec les autres, en regardant la mère embrasser le bourreau de son enfant : « Tu as raison, Seigneur ! » mais ce sera contre mon gré. Pendant qu’il est encore temps, je me refuse à accepter cette harmonie supérieure. Je prétends qu’elle ne vaut pas une larme d’enfant, une larme de cette petite victime qui se frappait la poitrine et priait le « bon Dieu » dans son coin infect ; non, elle ne les vaut pas, car ces larmes n’ont pas été rachetées. Tant qu’il en est ainsi, il ne saurait être question d’harmonie. Or, comment les racheter, c’est impossible. Les bourreaux souffriront en enfer, me diras-tu ? Mais à quoi sert ce châtiment puisque les enfants aussi ont eu leur enfer ? D’ailleurs, que vaut cette harmonie qui comporte un enfer ? Je veux le pardon, le baiser universel, la suppression de la souffrance. Et si la souffrance des enfants sert à parfaire la somme des douleurs nécessaires à l’acquisition de la vérité, j’affirme d’ores et déjà que cette vérité ne vaut pas un tel prix. Je ne veux pas que la mère pardonne au bourreau ; elle n’en a pas le droit. Qu’elle lui pardonne sa souffrance de mère, mais non ce qu’a souffert son enfant déchiré par les chiens. Quand bien même son fils pardonnerait, elle n’en aurait pas le droit. Si le droit de pardonner n’existe pas, que devient l’harmonie ? Y a-t-il au monde un être qui ait ce droit ? C’est par amour pour l’humanité que je ne veux pas de cette harmonie. Je préfère garder mes souffrances non rachetées et mon indignation persistante, même si j’avais tort ! D’ailleurs, on a surfait cette harmonie ; l’entrée coûte trop cher pour nous. J’aime mieux rendre mon billet d’entrée. En honnête homme, je suis même tenu à le rendre au plus tôt. C’est ce que je fais. Je ne refuse pas d’admettre Dieu, mais très respectueusement je lui rends mon billet. » Frères Karamazov, traduction de Henri Mongault.

 

 

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