Je m’apprêtais à écrire quelque chose sur un reste frappant de fresque ayant échappé à ma vigilance au cours d’une récente visite de la basilique San Francesco de Sienne, rendue difficile par la chaleur écrasante du moment. C’est une sortie de tombeau représentant l’un de ces moments majeurs du grand récit christique, qui pour une fois ne cherche pas à insister sur la dimension miraculeuse, « surréelle », de l’évènement mais nous montre un Jésus comme sortant tranquillement de l’intérieur d’un palais, ramenant simplement de la main les plis d’un vêtement lui donnant un faux air de patricien romain et n’ayant plus de divin, de visiblement sacré, que l’auréole entourant un visage représenté de face que ne singularise qu’un regard atteint d’une énigmatique pointe de loucherie. Due à Pietro Lorenzetti encore, cette représentation du Christ ressuscité datant des années 1330 et qui est tout ce qui reste d’une fresque plus monumentale où se voyaient sûrement l’étendard de la résurrection dont le personnage tient encore solidement la hampe de sa main droite et le groupe de soldats romains dormants, habituellement représentés dans ce type de scène, tranche avec celles de son époque et celles aussi qui se multiplieront après. Qu’on pense par exemple à cette image qu’en donna l’Angelico dans l’une des cellules de San Marco où le Christ flotte au-dessus du tombeau vide sur lequel le groupe des quatre Marie, venues avec l’aloès et la myrrhe, se penchent incrédules. Celle plus fantastique encore de Grünewald à Issenheim, jaillissant cosmique, dans une sidérante explosion de lignes et de couleurs.
Je m’apprêtais donc à tirer le fil des pensées que m’inspirait cette image rare qui visiblement cherche à produire un rapport nouveau au sacré, au miracle, en le tirant hors des habituelles fantasmagories, quand je tombai sur le tout dernier livre de Pierre Vinclair, Vie du poème que je ne pus m’empêcher de dévorer tant pour l’essentiel il consonne avec une bonne partie des analyses et désormais des convictions qu’au fil des ans, comme lui, je me suis forgées du côté de la poésie. S’est imposée en moi l’idée que ce Christ de Lorenzetti s’avançant hors de son tombeau, pouvait faire figure à son tour du poème. Poème considéré dans toute la dignité que lui confère un acte réellement investi de parole mais dans toute la simplicité aussi par laquelle il attend d’être accueilli. Sans avoir à faire de partout résonner les trompettes. Multiplier les élans et les génuflexions.
L’ouvrage de Pierre Vinclair paraissant dans une maison genevoise se targuant d’être la plus importante maison d’édition protestante en langue française, sans doute mon parallèle se révèlera-t-il moins incongru qu’il n’y paraît. Me permettant à moi surtout de lier par l’écriture des éléments de réalité qui me sont chers. Et au lecteur d’activer diversement les réseaux qu’il aura su accroître ou pas de ses innombrables neurones.
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C’est vrai que le poème est un être vivant. Dressé devant son lecteur sur la page il témoigne de tout un monde intérieur mystérieux dont par une forme singulière et généralement inattendue de parole il est parvenu à s’extraire. Comme sorti de ce tombeau de silence ou d’insignifiance où pour de multiples raisons la plupart d’entre nous retiennent la foule des impressions, des pensées molles, de ces flux d’images fugaces ou insistantes qui forment le fond de leur vie intérieure, le poème vient incarner dans la parole quelque chose d’une dimension supplémentaire de la vie dont il ressuscite souvent au passage mais en leur donnant quelque nouvel éclat, leur inventant aussi de nouvelles perspectives, une part de ce chaos de matières nerveuses, émotives, mentales que le caractère éminemment sensible, impressionnable, de notre relation au monde aura précipité en nous.
Pas nécessairement besoin de prises de notes systématiques et quasiment compulsives comme le fait Vinclair, pour procéder à un tel avènement. Il y a tant de réel qu’aucune prise de notes ne parviendra à l’épuiser. En revanche il est bien nécessaire de vivre et de vivre vraiment sans s’enfermer dans les livres. Encore que la relation intense à ces derniers est une forme aussi de vie dont le poème peut rendre compte. Question de ce que Vinclair appelle dans son livre le « dressage » au sens non pas animalier ou éducatif du terme mais plutôt culinaire ou plus rare encore aujourd’hui, d’installer, mettre en place. Comme le personnage de Lorenzetti ne sort pas tout nu de sa boite, mais retenant fermement les pans de son habit, se tenant droit dans l’encadrement de l’ouverture qu’il vient juste de franchir, le poème pour s’accomplir a besoin d’affirmer son geste, d’assurer son maintien, de se forger une contenance à travers laquelle prendre vraiment figure. Tout un travail alors, qui n’est pas d’adaptation à des modèles, de simple embellissement, voire de style, mais d’accentuation pourrait-on dire de ses potentialités, audace aussi d’inventer son attitude, sa station propres, détermine ce moment où l’on peut dire enfin qu’un poème est advenu.
Se pose alors la question qui me semble constituer la partie la plus intéressante de la réflexion de Vinclair dont j’ai bien conscience par ailleurs d’occulter toute la dimension proprement autobiographique qui en fait l’originalité[i]. Qu’en est-il en fait de la présence d’une chose, d’un être, qui comme le poème réclame à son auteur une telle dépense d’énergie, sachant qu’elle ne rencontre jamais qu’un intérêt limité de la part d’un public qu’on sait terriblement réduit. Vinclair insiste ici à de nombreuses reprises sur la fausseté du culte que notre société rend le plus souvent à cette espèce de sacralité qu’elle attribue à la chose poétique égratignant au passage ces « célibataires de l’art » « qui n’attendent pas qu’une œuvre ait des effets concrets sur eux pour l’en admirer abstraitement ». « La sacralité que l’on confère à l’art ou à la poésie » précise-t-il « n’est qu’une qualité occulte servant à compenser l’absence d’intérêt réel des œuvres : les performances les plus navrantes, les textes les plus indigents, les sculptures les plus ridicules sont-elles requalifiées en danse, poésie ou sculpture ? Un poète improvise-t-il des borborygmes ? C’est de la littérature monsieur ! Cette pissotière, ce carré blanc sur fond blanc sont-ils de l’art, ont-ils révolutionné l’histoire de je-ne-sais-quoi ? Pâmez-vous, braves gens. »
De ce constat que largement je partage, Vinclair passe à une autre dimension de ce désintérêt global pour la chose poétique qui est le caractère d’apparente illisibilité qu’assez souvent depuis les excès sans doute de la fin du siècle dernier elle présente. On a beau pratiquer soi-même cet art avec une certaine maîtrise et jouir de toutes les qualités d’intelligence et de savoir que de belles études, de savantes lectures, auront développé en soi, force est de reconnaître qu’une bonne part de la production poétique qui compte réclame de son lecteur un effort que beaucoup rechignent à lui accorder. C’est que le poème qui compte reste avant tout non la transmission mais l’invention d’un sens, d’une signifiance, tout d’abord singulière, éprouvée sur un mode privé, qui faisant fi des « significations préconstituées », des messages entendus, affecte les signes de la langue commune, les images et les représentations qu’ils nourrissent, d’un fort coefficient de subjectivité, d’une altérité plus ou moins grande[ii], par quoi se comprend l’idée que la meilleure attitude à adopter face au poème est toujours de s’efforcer de le traduire. Le traduire pour soi. De s’emparer de son étrange matière pour tenter dans un corps à corps étroit de réflexion, de sensibilité et de pensée, de la conjuguer autant qu’il est possible à soi.
Non, insiste encore aussi Pierre Vinclair, que ce sens qu’on cherche par un tel travail à faire enfin advenir, s’inscrive en lettres de feu définitives, sur le ciel pur des idées. Un Ciel qui pour sûr n’existe pas, pas plus qu’il n’existe dans ce fragment de fresque de Lorenzetti que les aléas de son histoire auront fait disparaître, pour ne laisser que l’ici et maintenant d’une humaine présence toujours à raviver d’un regard lui-même vivant qui s’interroge. Car s’il en fixe la forme, le propre du poème est de laisser toujours ouverts le sens et la portée de la parole. D’une parole sans doute un peu louche ou comme dirait Vinclair « sauvage » mais dont, dans la mortifère multiplication de pensées toutes faites et d’entourloupes qui nous assiège, le miracle premier est de ressusciter encore et encore notre curiosité vraie. L’inconsolable besoin plutôt, que nous avons, de Monde. Mais aussi d’éternité.
Je ne saurais terminer sans revenir ici sur une idée qui m’est également chère. Qui est que l’intérêt même peut-être de la parole poétique est de susciter le plus possible autour d’elle un besoin d’écriture. Une multiplication des pratiques par quoi chacun finirait bien par apprendre un peu qu’il n’y a rien de divin, d’absolu dans les paroles. Juste une chance de comprendre un peu mieux comment la langue et la pensée s’articulent plus ou moins gauchement au monde de manière à ce que l’important en ce domaine soit moins le texte arrêté dans ses formulations que l’énergie dont il procède. Et la richesse des effets plus ou moins attendus qu’il produit. Pour Vinclair que ses nombreuses lectures et son important travail critique n’ont fait qu’encourager depuis son adolescence à écrire c’est devenu comme une évidence. Comme il est pour moi évident qu’il appartient à chacun, sans attendre on ne sait trop quel Messie, de nous mettre à sortir tranquillement de nos tristes tombeaux.
[i] L’envie que j’ai eu de mettre ici l’accent sur la belle image de P. Lorenzetti m’aura en outre conduit à négliger, ce qui pédagogiquement pourtant me semble particulièrement utile : les développements dans lesquels Pierre Vinclair tente, avec la grande clarté toujours un peu ironique qui le caractérise, de rendre compte en la ramenant à une formule simple, de l’apparente diversité des écritures et des théories poétiques. D’où l’extrait que je donne dans mes bonnes feuilles.
[ii] Ce que Vinclair désigne par son concept de « sauvagerie ». « C’est en lisant The Waste land que j’échafaudai l’idée que le poème était le lieu d’une sauvagerie que je comprenais comme le fait de couper la tête aux conventions génériques. Descendre dans les mots, y faire ce qu’on a à y faire, plier la langue à son effort quel qu’en soit le prix, causes-conséquences à fleur de vers, plutôt qu’imiter ce qu’on imagine devoir être fait quand on recherche le style et les effets-de-littérature, postures d’avant-garde comprises ». Il ne sera pas inintéressant à ce propos de confronter cette conception « sauvage », impérieuse peut-être aussi, de l’écriture, de celle que défend, avec une plus grande empathie me semble-t-il pour ses lecteurs, un poète comme Stéphane Bouquet qui réfléchit lui aussi avec exigence à la nature de la poésie qu’il considère, mais de façon positive, comme « bavardage », c’est-à-dire espace de cette Cité de paroles (édition Corti) à laquelle nous appartenons, où nous tentons par le partage, de « nous tenir et nous retenir, familièrement. »
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