lundi 23 août 2021

SUR UNE CRUCIFIXION DE PIETRO LORENZETTI. BAUDELAIRE. STEIN. PÉTRARQUE.


Les retours de voyage, ceux en tout cas de découverte, peuvent être éprouvants. Outre bien entendu la fatigue des longs déplacements et la nécessité de remettre en route les petites mécaniques nécessaires au bon fonctionnement de la vie quotidienne il y a cette exigence qu’on perçoit de ne pas se laisser perdre la multiplicité des chocs émotionnels, culturels ou simplement sensibles que l’espace de plusieurs semaines on se sera ingénié à multiplier. De retour de Sienne, où j’aurai vu et photographié non seulement nombre de paysages admirables mais surtout quantité d’œuvres réalisées entre le XIIIème et le XVIème siècles dans ce qui fut certainement à l’époque l’un des plus actifs centres artistiques d’Europe, j’éprouve ce besoin de garder quelque trace durable de ce qui m’aura sur le moment frappé, voire d’approfondir un peu la connaissance et la compréhension, le plaisir aussi, de certaines de ces mille et une merveilles que mon regard, parfois fatigué par ce trop plein de volupté auquel il s’est vu soumis, n'aura pu qu’enregistrer, sans pouvoir en tirer toujours les grands délices promis et recherchés. Oui Baudelaire a bien raison de continuer à nous en avertir. L’étude du beau n’est pas toujours simple affaire de plaisir*.


Depuis que je l’ai découvert, il y a une petite quinzaine d’années, à travers sa grande Crucifixion, à Assise, je me suis pris d’intérêt pour l’œuvre de Pietro Lorenzetti, ses ballets d’anges dans le ciel, son bleu, ses ors, l’échange de regards de ses personnages et jusqu’à sa façon d’humaniser comme personne ses couples de chevaux. Pietro qui fut l’un des quatre ou cinq grands réinventeurs de la peinture de son temps ne jouit cependant pas tout à fait du même prestige que son frère Ambrogio à qui l’on doit les célèbres fresques du Bon et du mauvais gouvernement, qui constituent l’une des principales attractions du Palazzo Pubblico de Sienne. Son œuvre n’en reste pas moins des plus remarquables et pas toujours simple à différencier d’ailleurs de celle de ce frère avec lequel, le plus souvent, il dut collaborer, comme pour les fresques aujourd’hui disparues de la façade de l’Ospedale di Santa Maria della Scala en face du Duomo, fresques consacrées à l’histoire de Marie avant la naissance du Christ qui inspirèrent, tant par leur thématique que par leur style et leur conception, pendant près de deux siècles, nombre de peintres d’Italie.

Toutefois, j’avoue qu’au moment de découvrir sa Crucifixion, réalisée en 1336 pour la salle capitulaire du couvent de San Francesco, à Sienne, je me trouvais rien moins que disposé à apprécier l’exceptionnelle mise en scène dont elle procède : cette dure après-midi d’août, plombée par une température caniculaire avait de quoi étouffer tout allant vers autre chose qu’une bonne bière ou un de ces grands verres d’acqua minerale frizzante que je n’apprécie bizarrement qu’en Italie. De plus la situation faite à cette fresque détachée au milieu du XIXème de son espace d’origine pour être repositionnée sur un des murs latéraux d’une chapelle étroite, mal éclairée, barrée par l’habituelle cordelette qui interdit au public de s’approcher de l’autel, n’incitait qu’à passer rapidement son chemin. Au lieu de quoi je pris quand même un peu de temps pour la contempler, retenant le plus possible ma respiration, sans trembler, pour en rapporter au moins l’image la plus fidèle et la plus nette possible.

La retrouvant aujourd’hui, dans la fraicheur du Nord, je me dis qu’il eût effectivement été bien dommage que la fatigue du moment m’ait fait passer à côté de cette pièce d’autant plus admirable qu’il semble que le temps comme c’est parfois le cas, ait ajouté à son pouvoir, le renforçant, entre autres, de tout ce que l’histoire postérieure de l’art conduit, sinon à y reconnaître, du moins à considérer. L’extraordinaire économie des moyens, la clarté géométrique de la composition, l’audace aussi géniale du cadrage qui imposent au regard le corps défunt et torturé du Christ, les figures coupées à mi-buste des principaux spectateurs de la scène apparaissant comme à l’intérieur de papiers qui auraient été découpés par Matisse, leur visage leurs habits, comme traités par la main d’un dessinateur de BD d’aujourd’hui… tout concourt à donner à cette image un parler actuel, une efficacité, en tout cas, étrangement moderne. Et jusqu’à la couleur sanguine du fond sur lequel se déploie le fantastique volettement d’anges s’égosillant à crier leur douleur autour de la croix, tout, oui, tout se montre ici profondément suggestif et d’une puissance d’émotion intense et pénétrante.

Certes, si l’on en croit le travail des spécialistes que nous rapportent par exemple les auteurs du guide numérique de la province de Sienne à qui je fais ici largement appel, la couleur rouge si spéciale de ce fond ne serait due qu’à la décomposition de la couleur bleue originelle qu’avait en fait choisi réellement l’artiste et dont des traces restent en effet visibles, principalement dans la partie haute et droite de la composition. De même, la découpe des corps au niveau du buste qui accentue le caractère pour nous si contemporain de l’œuvre ne serait que le résultat de la découpe mécaniquement opérée au milieu du XIXème au moment du transfert de la fresque dans l’église voisine. Mais cela enlève-t-il vraiment grand-chose au mérite du peintre ? Comme de rapprocher son œuvre, notamment pour ce qui concerne l’expressivité des figures, des géniales inspirations de Giotto qu’il côtoya quelques années auparavant sur le chantier d’Assise.

Il est d’ailleurs intéressant de comparer la version qu’il donne ici de la Crucifixion à celle qu’il en aura donnée dans la célèbre basilique ombrienne. La foule immense qu’il fait se presser au pied des trois croix qui composent là-bas le calvaire, se réduit ici à une petite dizaine de personnages n’occupant qu’une fraction de l’espace occupé presque entièrement par la seule croix du Christ et le grand vide céleste qui l’entoure. L’attention portée à l’extrême diversité des expressions allant jusqu’à celles qu’il attribue aux montures des gardes se réduit ici à exprimer la douleur éprouvée par le groupe des femmes qu’accompagne un peu en retrait un Saint Jean qui se tord les mains, tandis que sur la partie droite, outre les deux centurions Longin et Corneille, reconnaissables à leur auréole hexagonale de saints non encore baptisés, qui se frappent la poitrine convaincus qu’ils sont désormais de la divinité de Jésus, le groupe des représentants du Sanhedrin s’interroge du regard. Tout aussi dramatique, la scène, plus proche d’ailleurs en cela de la Crucifixion peinte par Giotto pour la chapelle Scrovegni de Padoue, est ici profondément simplifiée ce qui accentue bien entendu son caractère pathétique.

Il fut un temps où jeune homme avide et pressé, insolemment moderne, je passais à côté de toutes ces merveilles me répétant bêtement à la façon de Gertrude Stein qu’une crucifixion est une crucifixion, est une crucifixion… négligeant ainsi de regarder et comprendre vraiment. Me manquaient naturellement l’intelligence et la culture qui permettaient par exemple à Pétrarque dans ses Familiares** d’analyser avec finesse cette complexe question des ressemblances et de l’imitation que pose tout l’art de son temps. Dans une lettre à Boccace il indiquait que l’imitation que l’on faisait des grands artistes ne devait pas conduire à de la pure ressemblance comme celle, extérieure, d’un portrait à son modèle mais s’élever jusqu’à une nouvelle incarnation qui pouvait masquer en partie les ressemblances ne laissant percevoir qu’un air, un je ne sais quoi de caché, écrit-il, d’organique, comme ces traces du visage du père qu’on sent manifestement qui s’imposent, sans qu’on puisse bien toujours en définir le détail, sur le visage de son fils. Il m’aura fallu finalement bien du temps pour comprendre cela. Peut-être alors que de ce point de vue, vieillir n’est pas totalement un désastre.

* Voir bien sûr Le Confiteor de l'artiste dans les Petits Poèmes en Prose

** Familiares, XXXIII, 19

 

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