mardi 20 avril 2021

NOSTALGIE. LA CUEILLETTE DES MÛRES, UN LIVRE DE PIERRE TANGUY PARU À LA PART COMMUNE.

Suite à ma récente recension de son livre qui m’a fait découvrir la belle personnalité et la mal heureuse vie de Madeleine Bernard, la sœur du peintre Émile Bernard, Marie-Hélène Prouteau me propose cet article sur un tout récent recueil du poète Pierre Tanguy. Moi qui, de toute mon enfance, ne passa pas une seule fin d’été sans me griffer mains et bras aux ronces de mes campagnes, sans tacher indélébilement short et chemise pour ramener à la maison, joues, lèvres et dents, rougis, noircis, des seaux de ces petites drupes sauvageonnes qu’après cuisson j’aiderai ma mère à presser dans de gros torchons, je ne pouvais que me réjouir de cette occasion de me remémorer ces moments. Devenus pour moi comme la belle marchandise envolée d’un bonheur.

 

La Cueillette des mûres, Pierre Tanguy, La Part commune, 2021, 85 pages, 13 euros, par Marie-Hélène Prouteau.

 Comme à l’accoutumée chez Pierre Tanguy, ce recueil parle de choses simples de l’enfance. La cueillette des mûres en Bretagne. Mais, comme souvent chez lui, ce petit fruit tout simple, ces gestes simples disent autre chose qu’eux-mêmes. Voici la fin de l’été, bientôt la rentrée des classes : c’est à ces signes que se repère l’enfant qu’il fut, le Pierre Tanguy petit garçon « aux chaussettes de laine montant jusqu’aux genoux ». Enchanté par les ronciers couverts de fruits, refaisant aujourd’hui ces gestes d’hier, il retrouve sa mère qu’il accompagnait chaque fin d’été à cette occasion. Comme s’il mettait ses pas dans ceux de celle qui est à présent disparue. Plus même, il retrouve la terre-mère. Sous la plume du poète, hier et aujourd’hui se mêlent, au détour de ces petites proses et de ces haïkus, répartis en cinq séquences. D’où cette révélation : « Ma mère m’a initié aux mûres ». Ce livre lève ainsi une mémoire lointaine au contact multiple des plantes et des bêtes qui se nichent en ces lieux. Une mémoire à la saveur très douce, inséparable de la tendresse.

« Initiation », tel est le mot dans toute son acception d’apprentissage qui fait accéder à un certain savoir, à une œuvre de patience. La cueillette est du côté des femmes et non de l’activité prédatrice et chasseresse des hommes. Activité patiente, « sobre, sans éclat ». Le pot à lait qui sert à collecter les mûres, le repérage des « bons coins » montrés par la mère, le bâton pour rabattre les ronces, voilà autant de rites par lesquels Pierre Tanguy se métamorphose en archaïque cueilleur :

« Je suis un homme préhistorique ;

Je suis cueilleur. Simple cueilleur.

Jamais cueilleur-chasseur. »

Filant la métaphore, le poète devient « l’indigène des lieux », celui qui capte le passage des oiseaux ou d’une couleuvre. Comme chez nos lointains ancêtres, les sens sont exacerbés. La prise de contact avec le monde se fait sensitivement : guetter, « lorgner », « goûter » les premières mûres noires, les sentir sous le palais. Se souvenir, pour Pierre Tanguy, c’est avant tout sentir. Les souvenirs appartiennent aux yeux, aux narines, à la bouche. Il y a des mûres douces, d’autres amères. Il y a les « mûres prolétaires » des bords de route. Et d’autres bien juteuses qui sont pur plaisir en bouche.

Autant dire que ces petits fruits sauvages sont à la dimension d’un « monde ». Ce monde, c’est celui des chemins et, surtout, des talus finistériens. Pierre Tanguy, l’homme des talus, pourrions-nous dire. Pour peu qu’ils aient des ronciers bien exposés, les talus regorgent de baies, devenant pour le bonheur du cueilleur des « gisements ». Ce fruit de peu, nourriture pour gens ordinaires se métamorphose sous sa plume en véritable trésor :

« Mais surtout l’été venu, picorer des mûres

Aventures minuscules, minuties du quotidien.

Saveur du monde ».

 Ces ronciers sauvages portent ainsi à l’évocation de la chair du monde. Le temps laisse ouverte une rupture de l’état des choses, l’imparfait laisse planer un doute, celui de la disparition des talus. Car Pierre Tanguy a partie liée avec une terre dans un accord profond avec la substance des choses :

« Parler des mûres,

C’est chanter les talus

Qui résonnaient autrefois

du chant des grillons »

 

                                                   Les mûres et les mots

 La grande réussite de ce recueil, c’est qu’autour des mûres, le poète tisse des lignes de fuite vers d’autres poètes, vers des poètes de tous pays qui les ont célébrées. Des vers de Seamus Heaney, de Henry David Thoreau, côtoient ceux d’Armand Robin, de Mahmoud Darwirch, de Paol Keineg et Claude Roy, de Maurice Chappaz. Des vers de Li Qing Zhào, grande dame de la poésie chinoise, un passage de Herta Müller se glissent dans les propres vers de Pierre Tanguy. Heureuses harmoniques. Voici que le Finistère du poète breton s’ouvre vers des campagnes de l’Île d’Hokkaido, du Valais, de Roumanie, de Palestine, d’Amérique et d’Irlande. Voici que le mot anglais « Blackberry » résonne avec le mot breton.

Reprenant la formule de Sylvia Plath de « l’ébène dans les haies », Pierre Tanguy la transforme en cette superbe image de « l’ébène dans les talus ».

Et cette confidence :

« Je suis un œnologue des mûres

Comme pouvait l’être Mahmud Darwirch. »

Dans le final du recueil, le poète nous fait passer dans un tout autre univers, celui du Goulag stalinien des Îles Solovski, années 1934 à 1937, où fut relégué le météorologue russe Alexeï Féodossiévitch Vangengheim. Dans ce monde de l’extrême dénuement restent ces baies frugales qui portent un peu d’humanité, comme l’attestent les propos à sa fille rapportés par Pierre Tanguy :

« Aujourd’hui, jour de relâche.  Je suis sorti avec un camarade […]Nous avons mangé de baies de ronces des tourbières ».

Sur le mode de la citation, le poète accueille des voix autres qui viennent s’ajouter à la sienne comme dans un collage, attestant de la richesse du monde. Ce, y compris dans le dialogue des formes, tels ces haïkus que Pierre Tanguy compose dans la seconde partie de son recueil.

 Il s’agit par là même d’une écriture de variations où, par la magie des mots, se trouvent magnifiés, dans leur dimension universelle, le fruit sauvage autant que la terre nourricière.

Car cette profondeur de champ n’est pas que spatiale. Elle est aussi temporelle. L’observation émerveillée des mûres donne lieu à l’évocation des travaux et des jours. Et d’abord au passage des saisons qui voit la mûre en fleur blanche dans les haies se transformer progressivement en fruit vert promesse future où l’on sent vivre le végétal. La cueillette signifie la fin des vacances, les futures dictées et tables de multiplication mais aussi les confitures faites à la maison - le poème se fait alors vrai régal gourmand des sens et des mots, aussi appétent que les grandes bassines où fondent les fruits. Autre moment, plus tard dans la saison, le travail du grand-père faucillant les ronces des talus.

 C’est cela qu’il faut garder, qu’il faut transmettre à ceux qui viendront après, plutôt que le prêt à consommer, la lente maturation du vital et sa beauté :

« Sauront-ils encore entendre au creux de l’été

L’appel des talus et des haies ? ».

Et plus loin, dans le final du recueil, il écrit ces vers :

« À mes petits-enfants / J’écris ces mots aujourd’hui […] Les mûres ont besoin d’eau/ j’espère faire une bonne cueillette / dans une quinzaine de jours/ Et j’espère aussi faire des confitures ».

Le poète n’est pas dans la déploration mais dans la fidélité et le souci de la terre. Lisant avec émotion cet arpenteur-cueilleur des chemins de Bretagne, j’ai pensé au romancier Jean-Loup Trassard. M’est revenu ce commentaire de Pierre Campion à son propos qui pourrait s’appliquer parfaitement à Pierre Tanguy : « Alors que la nostalgie désaffecte et déréalise le présent au profit d’une réalité illusoire de l’ancien, il parle du passé au nom d’un présent qu’il appelle à respecter ce passé comme une réalité révolue. La fidélité constate que le passé est passé ; elle ne fait pas une croix dessus. C’est une valeur qui se pratique au présent et dans la considération de l’avenir ».

 Marie-Hélène Prouteau


 

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