Andrea Solari (1505) et Michelangelo Merisi (1598) |
Poèmes fantômes, tel est le titre donc du tout dernier livre d’Emmanuel Moses que publient cette fois les éditions LansKine dont on dirait bien que comme lui elles font flèche de tout bois. Fantômes les poèmes d’Emmanuel le sont d’abord en ce sens qu’ils se trouvent fictivement attribués à une réunion d’auteurs de diverses époques et nationalités allant d’un lettré chinois du VIIIème siècle à un « ivrogne à temps complet » tchèque né en 1984, en passant par un poète juif d’Espagne du XIème ou un slovène de langue allemande de la première grosse moitié du XXème. Toutefois ceux qui connaissent bien l’œuvre d’Emmanuel Moses retrouveront j’imagine sans difficulté derrière ces masques qui ne tromperont personne, la sensibilité d’un auteur qui aura fait de « la connaissance émotive de la vie », pour reprendre l’expression de Pessoa, son objectif premier.
Sentiment aigu de solitude, attention éperdue au passage du temps comme à tout mouvement qui en devient le signe, affection déployée aussi envers les vivants et les morts desquels il se sent toujours proche, ce qui anime la poésie d’Emmanuel Moses relève avant tout du cœur dans la pleine conscience toutefois de tout ce qui historiquement aussi et de partout écrase ou bien déchire, ce que la fiction élaborée de nos auteurs fantômes permet de suggérer sans avoir à le dire dans une économie de moyens parfaite.
Mais pour le créateur de Monsieur Néant, qui l’accompagne depuis maintenant longtemps, tout poème n’est-il pas de fait « fantôme » lui qui justement s’ingénie à force de mots, de musique, d’images, et à travers une remarquable unité et fluidité syntaxiques, d’évoquer sans jamais parvenir à rien contenir, ce qui n’est plus, ou étant toujours là, ne tardera pas puisque telle est en nous la puissance de la mort, à disparaître[1].
Le hasard fait que je lis les Poèmes fantômes d’Emmanuel Moses en alternance avec l’ouvrage d’un jeune poète polonais, bien réel quant à lui, que m’ont également adressé les éditions LansKine. Alors que les textes d’Emmanuel Moses frappent par cette espèce de perfection fluide qui de la première à la dernière image vous transporte sans heurt avec un sentiment rare, en dépit de leur inventivité, d’évidence et de familiarité, la lecture des textes de ce Tomasz Bąk, que je découvre à travers l’évocation qu’il donne dans Canada, non de la vie quotidienne mais de l’état actuel du monde, à partir, nous explique la couverture, du dépotoir d’un quartier huppé d’une grande ville de Pologne, ne va pas sans mal, arrêtés régulièrement que nous sommes par des affleurements souvent discordants d’éléments télescopés de langues, de cultures et de réalités triviales dont nous n’avons pas toujours les codes[2].
Sans que cette comparaison d’ailleurs soit à pousser trop loin, je songe à cette façon qu’aura eu un peintre comme Le Caravage de faire entrer davantage de réalité dans l’univers à ses yeux sans doute trop idéalisé, aseptisé (?) de son époque. Représenter la crasse sous les ongles d’un saint, la plante de ses pieds toute salie de poussières, comme mettre fortement l’accent sur l’horreur de la « décollation » que ce soit celle de Méduse, de Jean-Baptiste ou d’Holopherne, en insistant sur les artères sectionnées et les flots de sang qui en giclent, quand la plupart de ceux qui traitent ou traiteront ce sujet, à l’exception sans doute d’Artemisia Gentileschi, auront bien soin de le faire d’une façon plus lisse, voila qui nous rappelle que l’art s’est toujours construit sur une sorte d’opposition entre les partisans d’une forme de séduction fondée sur ce que je n’ose presque plus appeler la grâce[3], entendue ici comme recherche de la formule agréable, élégante et les champions d’un réalisme au besoin brutal qui ne s’encombrerait plus des attentes on le sait souvent plus sages sinon convenues de leur public[4].
Dans cet affrontement quel type d’œuvre se montrera finalement le plus nourrissant ? Difficile je crois de le dire. Car si le lecteur, comme le spectateur, a tout à gagner à accepter de se laisser bousculer, ne serait-ce que pour élargir son univers, sortir comme disait Ponge de sa rainure humaine, se libérer des académismes qui fossilisent, on le comprend bien, son goût, il se doit aussi de rester sensible aux formules plus éprouvées que son regard plus entraîné lui permet d’envisager avec davantage de profondeur. Personnellement j’ai toujours pensé qu’être capable de passer d’un poète chinois de l’époque Tang aux œuvres de Michèle Métail (voir justement son remarquable Paysage après Wang Wei) était un signe de bonne santé esthétique et mentale. Comme de savoir apprécier aussi bien et pour des raisons bien entendue différentes, l’Annonciation de Fra Angelico du musée du Prado que la Piéta du Rosso Fiorentino du Louvre. Sans se détourner pour cela de ce que peut aussi proposer de fort le travail d’un Anselm Kiefer voire certaines installations du Hamburger Banhof de Berlin.
Voir pour prolonger cette réflexion : http://lesdecouvreurs2.blogspot.com/2016/12/identite-alterite-plasticite-comment.html
[1] Il ne faut ici pas perdre de vue que l’intensité du sentiment de perte chez Moses est justement le signe de l’attachement qu’il éprouve à l’égard de tout ce qui fait signe de vie, d’amour et de beauté dans le monde.
[2] Que le traducteur, Michal Grabowski, explicite heureusement à la fin de l’ouvrage, non sans remercier ensuite un certain nombre de personnes qui l’ont apparemment aidé à mieux comprendre certains des sujets dit-il abordés par l’auteur. Attention : ces éléments de cultures et de réalités dont je qualifie l’affleurement dans le texte de discordant ne signifient en rien ici que je juge l’œuvre de façon négative. D’autant plus qu’il est bien dans l’intention de l’auteur de mettre à jour les éléments de chaos, les diverses contradictions, les principales tensions qu’il croit voir en œuvre dans le monde particulier qu’il a sous les yeux. Je pointe ici un caractère susceptible de rendre la lecture de ces textes sensiblement moins confortable que celle des textes de Moses.
[3] Clin d’œil ici à la « terrible » voire « horrificque » querelle qui aura saisi le monde de la poésie et de façon plus générale celui de la culture à l’occasion du parrainage controversé par S. Tesson d’un Printemps des Poètes consacré au thème de la Grâce.
[4] Voire qui s’ingénieraient à les décevoir s’appuyant sur une conception de l’art qui me semble aujourd’hui accorder de plus en plus de place à l’intellect, l’engagement social et politique ce qui ne va malheureusement pas chez certains sans la recherche d’une connivence facile avec certains publics et la provocation gratuite.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire