Comme un autoportrait. L’un des tout derniers Caravage dont on pense qu’il aura pu être terminé à Naples peu avant sa mort sous le soleil assassin de Porto Ercole le 18 juillet 1610. Ce David nous tendant à bout de bras la tête ensanglantée de Goliath[1] aura fait du chemin depuis la fin des années 1590 où Michelangelo se sera mis sans doute à le représenter, pour la première fois. Il y a loin en effet entre la version peut-être d’ailleurs usurpée de Vienne[2] à celle de la Villa Borghese dans laquelle la plus profonde compassion s’exprime à travers l’attitude de celui dont le visage maintenant se penche tout entier vers le pathétique et sanglant trophée qu’il lui incombe d’exposer à notre regard fasciné. Nul sentiment de victoire dans cet ultime tableau où tout, jusqu’à l’épée sur la lame de laquelle le peintre aura inscrit les initiales de son nom[3], le visage cette fois incliné de David et surtout l’air de tristesse avec lequel il contemple cette tête que fidèle à ses habitudes Le Caravage a peint les yeux grands ouverts sur la nuit qui l’attend, tout prend ici la dimension d’un drame à la fois intime et funèbre. Rien d’un triomphe, d’une célébration. Plus rien non plus de la dimension christique que dans le premier David venait souligner la position de l’épée formant croix avec le corps du jeune fils de Jessé. C’est la mort simple et nue du peintre dont on reconnaît le visage marqué qui nous est ici exposée.
Sans doute est-il trop
simpliste de se dire ici que notre peintre est aussi un meurtrier. Lui-même pour
cela condamné à se voir la tête tranchée. Rien de moins pertinent que de vouloir
ramener l’œuvre d’un artiste, de la trempe surtout d’un Caravage, à sa seule
biographie. Dont on ne sait par ailleurs que peu de choses et toujours
extérieures. Toutefois il n’y a d’art que traversé par la vie. Une vie qu’on
aura, par l’art, appris à se rendre plus large. Et dans la vie du Caravage il y
avait bien ce meurtre et cette menace aussi et peut-être qui sait comme le
sombre pressentiment d’une mort trop probable. C’est sans doute pourquoi ces histoires
de David et Goliath, comme celle de Saint-Jean Baptiste ou bien entendu de
Judith et d’Holopherne auront tellement résonné en lui. Et qu’il en aura tiré
des représentations si profondes. Vibrantes.
C’est qu’en effet tout frappe dans les toiles du Caravage. Tout par rapport aux artistes du passé semble neuf. Même si… Et présent. C’est que peintre romain, au service obligé pourtant des puissants, l’homme qui s’est fait appeler Caravaggio, du nom de son village lombard, dont le prénom rappelle le plus illustre et le plus libre des artistes de la Renaissance, s’est toujours refusé à n’être qu’ « un animal de basse-cour bien domestiqué ». Et ne s’est jamais interdit comme aurait dit Baudelaire, de franchir les palissades[4]. Toutes les palissades. Dans l’art comme aussi dans sa vie. Jusqu’au seuil de sa mort. La vie.
[1] On reconnaîtra dans ce petit montage que j’ai réalisé, à côté de l’essentiel de la toile que j’évoque, le détail de la tête du Goliath du Prado peint peu de temps avant celui de la Villa Borghese, qui se signale par l’obscurité dans laquelle Le Caravage aura laissé cette fois le visage de David. Sous lui est repris un détail de la décollation du Baptiste peint à Malte pour l’Oratoire de la cathédrale Saint-Jean à La Valette, magnifique tableau également qui vaut aussi par le fait qu’il est le seul de son auteur à avoir été signé, de la même couleur que celle utilisée pour le sang qui gicle de la gorge du principal protagoniste.
[2] On doute un peu qu’il soit effectivement de sa main : l’artiste l’ayant peint sur bois ce qui serait unique dans la production du Caravage qui aura toujours utilisé la toile.
[3] Ce détail est lui aussi discuté. Mais plausible. Le Caravage ne signait pas ses toiles. La seule où il est avéré qu’il a posé sa signature est celle de l’église de Malte représentant la mort de Saint-Jean Baptiste.
[4] Voir Mon cœur mis à nu.
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