jeudi 30 novembre 2023

PREMIER FOYER-POÉSIE À BOULOGNE-SUR-MER AVEC LILI FRIKH. POUR QUE PARLER NE S’ÉTEIGNE JAMAIS.

Georges Mathieu Célébration du feu.

J’hésitais hier matin entre poursuivre ma lecture du dernier livre de Jacques Darras, La mer en hiver sur les côtes de la Manche et rendre compte de la toute première de nos rencontres Foyer-Poésie au théâtre Monsigny avec Lili Frikh. Finalement, la journée s’annonçant belle, fraîche mais belle, vent tombé, je suis allé promener mon chien. Non que je veuille dire ici que marcher sur les feuilles qui craquent, en faisant le tour des remparts de ma ville vaut désormais pour moi toutes les poésies du monde. Tous les livres aussi qui s’amoncelant au gré des saisons, se recouvrent et finiront sur des rayons de bibliothèque dont ils ne sortiront à ma mort que pour se voir jetés dans une déchetterie. C’est plutôt que plus le temps pour moi se fait compté moins paradoxalement je ressens l’urgence de la tâche sociale, des obligations mêmes que je me suis, le plus souvent avec plaisir, et depuis longtemps imposées.

Finalement je me suis décidé aujourd’hui à évoquer cette toute première des Foyers-Poésies dont on avait choisi d’allumer avant-hier la flamme. Et qui mieux que Lili Frikh pouvait lancer ce programme de rencontres qui dans notre esprit au metteur en scène et auteur de théâtre Ludovic Longelin et moi-même qui en avons conçu le format – privilégie la parole, la parole sensible, la parole éprouvée qui s’aventure, sur les constructions de l’esprit et la facticité surtout de certaines écritures que n’habite qu’un savoir faire le plus souvent assujetti aux formules du temps. Présentant Un mot sans l’autre, le livre reproduisant le dialogue mené au téléphone entre elle et le psychanalyste, poète aussi, Philippe Bouret, que l’éditrice Marie Virolles a eu, comme elle tient à le souligner, le courage d’éditer, Lili Frikh n’a pas manqué d’insister sur cette dimension de la parole, capitale pour elle, que constitue face au vide dans lequel elle se voit pour l’essentiel condamnée à tomber, la présence d’un interlocuteur vrai. « Un interlocuteur aussi, c’est inédit. / Un interlocuteur, c’est pas juste quelqu’un d’autre. / C’est quelqu’un qui fait quelque chose d’important. Tout le monde peut pas. Un interlocuteur, c’est quelqu’un qui sait que lorsqu’on parle la chose est sur le point d’exister, qu’il y a très peu d’écart entre les deux. Alors, il provoque la chute par ses questions, son affût. Il aide les mots à tomber, à sortir de la langue. Il les fait tenir dehors. »

Sortir de la langue ! On pourra s’étonner de l’apparition d’une telle formule dans la bouche d’une personne présentée dans le cadre de nos rencontres comme poète. Les poètes ne sont-ils pas avant tout ceux qui, par le choix qu’ils opèrent des mots, des feux réciproques dont entre eux ils s’éclairent, font « chanter » la langue.  La porte à son niveau d’expressivité le plus haut, le plus pur etc., etc… ? C’est que pour Lili Frikh la langue est avant tout vécue comme un mécanisme social de dépossession, de supplantation de l’être. Elle le fera comprendre au large public présent par une histoire de virgule. Je présente cette fois l’extrait tel qu’il apparaît dans le livre :

« quelque chose parle à l'intérieur, Quelque chose qui lutte seul depuis le début de toi de moi de nous. Un besoin d'exprimer de l'être, un sentiment d'exister. Des mots bruts.

Quelque chose qui est forcé de se taire pour être accepté et faire partie du monde.

Je suis sensible à ce minuscule qui lutte seul. J'y tiens.

Je tiens à rien comme ça.

Quelque chose d'inexplicable qui brouille les fréquences d'écriture et de lecture.

Quand on me disait, toi, tu devrais écrire. Je le prenais très mal et je me taisais.

Je pouvais pas répondre. Comment j'aurais pu dire que sur le papier, j'avais la nausée.

C'est pas une maladie le papier. Non. Mais c'est pas l'écriture non plus.

A l'école, j'arrivais pas à appliquer les règles de ponctuation. Quand la maitresse disait, tu mets la virgule quand tu respires, je comprenais oui, mais je ne respirais jamais à l'endroit où respirait la maitresse. J'avais faux.

Je respirais faux.

C'est possible ça ?

Qu'est-ce qu'elle me disait là comme ça la maitresse,

qu'on respire tous au même endroit ?

Alors je suis qui quoi moi, si je respire pas là où… ?

Je respire faux.

C'est possible ça ?

Ce que ça représente dans la tête d'un gamin quand on lui dit, tu mets la virgule là, c'est simple enfin, quoi, t'es bête ! Tu mets la virgule là, parce que c'est là qu'on respire !

Combien de fois cette maltraitance, combien de voix coupées ?

Comme s'il ne se passait rien dans l'invisible…

Eh bien si ! Là aussi. Et c’est l’enfance et c’est la vie qu’on viole, qu’on pénètre au plus profond. »

 

On n’est pas très loin comme on le voit ici de la formule de Barthes déclarant en 1977, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, que la langue est tout simplement fasciste. Bien entendu on a bien des choses à objecter à une telle proposition dont la radicalité présente toutefois l’immense mérite de nous obliger à reconnaître que pour écrire, au sens où l’entend Lili Frikh, c’est-à-dire faire corps avec sa parole, il faut « être véritablement à l’écart du langage », si l’on ne voit effectivement dans ce dernier que le ciment social, l’ordre imposé code, grammaire, formes, conjugaisons… – par lequel il fait tenir les mots « pour qu’ils ne bougent plus ». Oui, écrire, au sens fort où il nous faudrait tous l’entendre, c’est-à-dire porter vers le monde une parole qui soit de vie, qui soit de risque, peut-être aussi de cruelle bonté, ne peut se faire qu’aux antipodes de ce qui aujourd’hui se joue dans la soumission du plus grand nombre à la séduction des structures closes. Des pratiques, techniques, ateliers qu’ils soient d’écriture justement ou bien de mise en voix qui ne vous donnent qu’une forme de maîtrise postiche de votre condition d’être parlant habité par le terrible besoin de dire. Qui ne se vit que sans outils.

 

Sans outils, bien sûr, Lili Frikh ne peut le rester totalement. Dont la parole nous parvient en phrases. Et à travers aussi des livres que d’ailleurs le public présent à ce premier Foyer-Poésie s’est empressé d’acheter. Cela fait aussi partie de notre condition d’êtres liés par la parole d’avoir à déporter dans des mots venant se figer sous le vernis ou le glacis des phrases puis celui plus épais ensuite des pages, le souffle toujours un peu sauvage que produit la vie qui traverse. Transperce. La vie qui veut que rien ne l’arrête jamais. Si bien, et c’est cela, je crois, que Lili Frikh s’acharne à faire entendre, « Parler/ c’est tout le temps apprendre/ à parler ». C’est se remettre à balbutier. Recommencer sans cesse avec les mots. Et qu’il nous appartient « de ne pas faire basculer les mots dans la langue. Pas tout le temps, pas tout de suite. Résister un peu. Parce qu’après c’est presque foutu. ». Ne reste que du fabriqué.  

 

Du fabriqué, certes, mais à partir duquel, l’auditeur, l’interlocuteur et le lecteur aussi, sans doute, peut de son côté entreprendre de raviver, ranimer, en lui, pour lui, ce je ne sais quoi de la flamme, du feu – j’utilise ces métaphores en clin d’œil bien sûr à l’intitulé de notre programme – dont il aura senti et éprouvé par là la présence. Jusque dans son intime, irréductible et pourtant commune singularité.

 

Pour que parler. Parler. Se remettre à parler. Parler. Même si toujours le vide. Ne s’éteigne jamais.

 

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