jeudi 13 juillet 2023

VANITÉ DE L’ART ? SUR UN TABLEAU DU PEINTRE D’AUGSBOURG LUCAS FÜRTENAGEL, 1529.


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 




 

C’est en cherchant à accompagner ma rapide évocation de l’ouvrage de Jean-Baptiste Chassignet, Le Mépris de la vie et Consolation contre la mort, que les éditions Obsidiane m’ont adressé il y a déjà quelque temps, que je me suis remémoré cet assez curieux tableau, du Musée historique de Vienne, représentant le peintre Hans Burgkmair en compagnie de sa femme, que l’on attribue aujourd’hui à l’un de ses élèves, Lucas Fürtenagel. Peint deux ans avant sa mort qui aura lieu en 1531, ce tableau doit à l’évidence son inspiration à la tradition médiévale du memento mori, le miroir dans lequel se reflète le vieux couple nous renvoyant l’image de deux crânes, que la convexité du verre fait apparaître en relief. Mais l’œuvre va plus loin, touchant de façon plus intime notre intelligence et notre sensibilité de spectateur.

On dit qu’au moment où il s’est fait représenter par son jeune disciple, Burgkmair alors âgé de 56 ans comme d’ailleurs on le voit indiqué sur le cartouche situé en haut, à droite, de la composition, était un homme diminué, que la maladie qui devait l’emporter et qui se lit sur son visage, avait rendu incapable de peindre. D’où cette main vide qu’il tend vers le spectateur comme pour lui adresser un dernier adieu et le prendre à témoin aussi de son incapacité à tenir à présent la palette. Se tournant l’un et l’autre vers nous, qui voyons aussi le miroir dont leur regard quant à lui se détourne, ces deux visages douloureux nous invitent à une puissante interrogation qu’induit le texte inscrit au-dessus de la figure quelque peu cireuse du peintre. « Sollche Gestalt unser baider was. Im Spiegel nix aber das dan [1]» est-il proclamé dans la langue de ce natif d’Augsbourg qui consacra une partie de sa carrière à servir l’empereur Maximilien d’Autriche. Il n’est pas interdit de penser qu’une telle formule appliquée à la forme (gestalt) qui est bien entendu aussi affaire de Peinture, n’est pas sans poser la question de la vanité au fond de l’œuvre. Que reste-t-il de la vie, du vivant, pourrait se demander le Peintre répondant ainsi à l’injonction du « Connais-toi toi-même » inscrite cette fois sur la tranche du miroir, à travers la représentation ? L’œuvre, finalement, est-elle rien de plus que de la matière morte, cadavre en fait des réalités qu’elle prétend figurer ?

On ne saura bien sûr jamais rien des réelles pensées, mordantes ou de convention, que le jeune Fürtenagel aura, à la demande ou pas de son vieux maître, cherché à exprimer dans ce touchant tableau. Le fait est cependant que l’attitude ici du peintre qui pourrait pourtant s’enorgueillir à plus d’un titre d’avoir contribué en compagnie du père et du fils Holbein à la renommée de la puissante ville d’Augsbourg, n’a rien de particulièrement glorieux. Lui qui fut avec son Couple d'amants surpris par la Mort, le premier, comme l’indique sa notice du Louvre, à réaliser une gravure en couleurs en feuille imprimée en trois bois, et fut considéré de son temps comme l’un des plus habiles graveurs d’Europe, aurait pu arborer plus avantageuse posture. Elles sont là pourtant, tristes, figées, ces deux marmiteuses figures, à nous contempler maintenant dans les salles pas trop remplies du vieux Kunsthistorisches Museum de Vienne où la foule ne se rassemble de manière attendue que devant les Bruegel, les Bosch ou les autoportraits de Rembrandt. Qui, d’ailleurs, parmi l’encombrement d’œuvres qu’expose la foule de ces musées, de ces galeries, au sein desquels nous circulons, prend encore le temps de les faire revivre, de ranimer en lui le mystère de ces pauvres regards au public adressés. Et saura lire, surtout en lui donnant sens, sur le manche du miroir proclamant que nous allons mourir tous et que toute forme ici-bas est promise au néant, cette paradoxale et presque invisible formule : « Espoir [quand même] pour le monde » !



[1] Ainsi était notre Forme à tous deux. Mais dans le miroir, rien n’en est resté.

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