jeudi 24 novembre 2022

SHIFUMI. LE DERNIER OUVRAGE DE LAURENT ALBARRACIN AUX ÉDITIONS PIERRE MAINARD.

Geishas jouant à une variante du shifumi par Kikukawa Eizan, vers 1820

Finalement on aime quand la poésie s’en remet à ce que pour l’essentiel peut-être elle est faite. Jouer librement dans une forme bien à elle et reconnaissable, du rapport que notre langue entretient avec les choses parfois elles-mêmes inventées, donc avec la langue, que nous ne cessons, artistes si l’on veut, de recréer. Bon. Shifumi, le petit livre de Laurent Albarracin que viennent de publier les éditions Pierre Mainard, doit être dit par moi, aimable. Méritant d’être aimé. Sans pour cela qu’il cherche à plaire ou à faire illusion.

À partir d’une formule simple, deux strophes de trois vers chacune, les vers eux-mêmes libres et non rimés, il s’agit pour l’auteur de faire s’articuler avec autant de légèreté finalement que de profondeur, ce complexe de relations que l’esprit en prise aussi bien avec les mots qu’avec les choses ne se lasse pas d’imaginer. Mettant en poésie le monde. Ainsi régénéré par de plus vives et surprenantes, et stimulantes, représentations. 

Le shifumi, ce jeu qu’on appelle aussi pierre, papier, ciseaux, nous est parvenu du Japon et se joue en principe à deux. Raison pour laquelle il est tentant de rapprocher les courts textes d’Albarracin du haïku et d’imaginer surtout que chacune des deux strophes qui les composent correspond au choix de chacun des deux joueurs, imaginaires bien sûr, qui s’y trouveraient affrontés. D’autant que les pierres, le papier ou les feuilles qui souvent le remplacent, les ciseaux, sont ici des motifs bien présents. En fait, on se rend vite compte que loin de s’opposer, les deux strophes le plus souvent collaborent, n’étant d’ailleurs qu’assez rarement fermées chacune sur elle-même au sein de phrases séparées. Si confrontation donc il y a, il ne faut guère à mon sens s’épuiser à la chercher entre les deux parties perméables du texte mais dans ce que j’ai commencé à évoquer plus haut : celle des choses entre elles, des choses avec les mots, sans oublier celle du dénoté avec le connoté, du sens propre et du sens figuré, du son avec le sens, de la lettre et du mot, la lettre avec la chose, de la réalité avec sa représentation… Du projeté sans doute enfin avec l’exécuté, de la matérialité avec l’idéalité, de l’humour avec le sérieux, de la circonstance avec le système, de l’essence avec l’accident. Et bien évidemment de l’auteur lui-même avec la page contre laquelle il s'applique à lancer, en les variant, ses coups.

Plaisir alors de ce jeu qui s’effectue en toute liberté dans le court périmètre qu’il s’est lui-même donné. Et où se redécouvre cette agile inventivité que j’ai déjà eu le loisir de saluer à propos de Contrebande, cet ouvrage récemment paru au Corridor bleu et actuellement en piste pour le Prix des Découvreurs 2023. Finalement j’aime qu’un poème soit cette main d’abord cachée derrière un dos qui d’un seul coup se déploie feuille, pierre ou ciseaux pour envelopper, découper, c’est selon, sa part même imaginaire de réalité. Part où parfois il se déchire. S’étouffe. S’émousse. S’écrase. Étincelle. Émeut de toutes façons la pensée. Touche qui sait au cœur.

Ajoute à la lourde masse de ces constructions qui pèsent sur notre esprit son petit pan tout aéré de vie.

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