« Dès que quelqu’un est mort, une rapide synthèse de sa vie à peine conclue se réalise. Des milliards d’actes, d’expressions, sons, voix, paroles, tombent dans le néant, quelques dizaines ou centaines survivent et quelques-unes de ces phrases résistent, comme par miracle, s’inscrivent dans la mémoire comme des épigraphes, restent suspendues dans la lumière d’un matin, dans les douces ténèbres d’une soirée ». À quoi se réduit c’est vrai la mémoire que nous conservons des autres. Poètes, combien d’entre nous laisseront derrière eux, en heureux talisman, comme l’écrit Pasolini, ces « quelques phrases qui résistent », cette poignée de paroles vivaces échappées du néant où nous serons plongés ?
C’est donc essentiellement pour soi, pour le présent, qu’il faut se résoudre à écrire. N’en déplaisent aux Ronsard, aux Hugo, même aux Apollinaire de contrebande qui fréquentent aujourd’hui les bas ou les hauts lieux de la poésie en y transportant les illusions, les chimères de l’ancien monde. Pathétique, de plus en plus, de voir tous ces livres paraître en rêvant de partages. Pire parfois, d’une postérité.
Bon. J’arrête là ce couplet pessimiste. J’évoquais dans mon précédent post et à propos de la publication de Construire de la poète Clara Regy, une poésie « de mode privé ». C’est, il me semble sur ce même mode que se développe mais de façon plus large, insistante et aussi réflexive, l’ouvrage que Pierre Perrin m’a bien cordialement adressé. Sous leur titre assez transparent, Des jours de pleine terre, sous-titré Poésie 1969-2022, se proposent et sans trop d’illusions, sinon de retracer l’histoire d’une vie, du moins, ce livre n’étant pas un roman, d’en marquer, signifier les points forts à travers des thématiques claires : l’enfance, les amours, l’écriture, le monde comme il va, l’apprentissage de la mort, sans oublier bien sûr la sagesse acquise ou pas, sur le tard, d’exister…
Réfractaire qu’il est aux impostures comme il les appelle des écritures plates et selon lui convenues qui se pratiquent aujourd’hui couramment, Pierre Perrin livre avec cet ouvrage une suite de textes qui paraîtra au lecteur averti moins contemporaine que très filialement, quoique librement, rattachée à cette longue histoire de la poésie qui liant l’intelligence au sentiment, comme le sens des valeurs à la finesse de la sensibilité, ne répugne pas au discours, à la formule et sait ne pas séparer le poète, au besoin, du moraliste, n’hésitant pas à condamner ce qu’il pense être les errements comme les petitesses de ses tristes semblables.
Intempestive alors pourra sembler cette poésie qui affecte de conserver ses majuscules en début de vers, d’opposer aux facilités des vers courts, elliptiques, sa théorie de vers pleins qui confinant parfois au verset, restent strictement ponctués, rassemblés le plus souvent de façon décidée en strophes, pour renvoyer à travers leur matériel d’images presque essentiellement empruntées au monde paysan, à une enfance auquel l’auteur semble n’avoir jamais pu, su, ou voulu, tourner vraiment le dos.
C’est que ce monde de l’enfance dont l’évocation directe dans la première partie constitue à mes yeux la réussite majeure du recueil aura eu tout pour marquer fortement et définitivement l’auteur. Je ne m’attarderai pas[1] sur ces évocations sensibles, hautes comme on dit en couleurs de « la ferme séculaire » où la vie se partage, cruellement parfois, intimement toujours, avec les animaux, où « la honte/Ruisselle » « pour peu qu’un inconnu frappe à la porte » … Je n’insisterai pas davantage sur cette figure de Mère, prégnante dans le livre, à laquelle l’auteur aura consacré il y a une vingtaine d’années un récit au Cherche Midi éditeur et vers qui se tournera la dernière ou presque dernière bonne pensée du livre. Je serai discret sur ces tentations de suicide, cette rémanence du motif de la corde, de l’image du pendu qui ne manquera pas de frapper le lecteur dans cette forte section. Se trouve à coup sûr là sinon les clés d’un caractère, du moins les fondements sensibles et inquiets d’une personnalité marquée jusqu’au bout par une forte impression de solitude. Un sentiment chiffonné aussi de frustration qui le conduit à vilipender parfois un peu hâtivement ses semblables, son époque.
À ceux qui le liront, Pierre Perrin fera l’effet sans doute d’un homme rêche certes mais habité. Qu’anime à n’en pas douter un intense désir d’ouverture. Qui s’il le pousse à célébrer tout particulièrement l’averse sensuelle et charnelle de l’amour, des amours, ne lui en fait éprouver que davantage l’amertume de ces pertes, de ces manques, de toutes ces grandes ou petites défaites par quoi l’existence impitoyablement nous rappelle le caractère borné, ridicule encore, de notre condition. Le poème alors est là tant pour en rendre compte et fournir témoignage que s’affirmer revanche. Apaisante satisfaction peut-être, même si « aucune consolation n’existe », d’avoir ainsi su trouver la force, comme l’écrivait Baudelaire, de s’être prouvé à soi-même qu’on n’était pas inférieur à ceux que l’on méprise[2].
[1] Je compte très prochainement dans l’Anthologie Découvreurs, en publier quelques pages qui en diront plus long que tout discours.
[2] C’est dans le poème en prose célèbre, intitulé À une heure du matin, dont je ne peux m’empêcher de constater, mise à part heureusement la belle et empathique attention qu’il porte au monde dit aujourd’hui du vivant, l’assez claire parenté qui s'y manifeste entre la personnalité quelque peu misanthrope de Baudelaire et celle de l’auteur qui m’occupe aujourd’hui.
Cher Georges Guillain, merci pour votre note de lecture. J’aime beaucoup votre remarque à propos de la mode et de ce côté plus général encore que prend la lecture où le sens importe moins que les prétendues nouveautés, ce que Meschonnic appelait et dénonçait « la vangarde » [Dédicaces proverbes, Gallimard, 1970, p. 9] et qui dure encore, augmentée de nos jours par une culture à l’américaine, c’est-à-dire une inculture qui rase la table. — Bonne continuation pour vos remarquables présentations de nos contemporains et même plus jeunes. Bonne journée,
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