L’Expe(r)dition n’est pourtant pas un livre de poésie. C’est un récit en grande partie maritime, d’une extrême précision, historique comme matérielle, qui fait revivre, comme on a pris l’habitude sans doute exagérée de dire, la figure du grand navigateur danois, passé au service du puissant Empire russe, Vitus Jonassen Béring à qui l’on doit la découverte ou plutôt la redécouverte du célèbre détroit qui porte aujourd’hui son nom et qui sépare depuis la fin de la dernière époque glaciaire, le continent européen du continent américain.
Fort de toute une immense connaissance des choses de la mer[2], due sans doute, mais pas que, à ses origines bas-normandes – il est né à Saint-Hilaire-du-Harcouët pas très loin du Mont Saint-Michel et surtout de Saint-Malo - comme d’une culture littéraire peu commune, Yves Boudier se refuse pourtant à se laisser enfermer dans les limites de la stricte vérité historique, rappelant d’ailleurs dès les premières lignes de son Avis au lecteur qu’elle n’est comme le dit Huysmans que « le plus solennel des mensonges, le plus enfantin des leurres [qui conduit] à se fabriquer sa vision, s’imaginer avec soi-même les créatures d’un autre temps, s’incarner en elles, endosser, si l’on peut, l’apparence de leur défroque, se forger enfin, avec des détails adroitement triés, de fallacieux ensembles ».
Alors quitte à ce que tout finalement soit de l’ordre, plus ou moins, de la fable, autant se livrer avec délices aux plaisirs de l’invention. Des inventions. Un mot justement qui contient justement dans sa belle polysémie aussi bien l’idée d’imaginer ce qui n’existe pas, que de redécouvrir quelque chose qu’on pensait disparue. Ainsi le lecteur conduit par la quatrième de couverture ainsi que par l’attribution du livre à un certain Martin de Saint Hilaire[3], à imaginer pouvoir lire un ouvrage rare ayant échappé à la vigilance des meilleurs historiens de la littérature, comprendra vite qu’il est victime, non d’une supercherie littéraire[4], mais fait partie désormais d’un jeu qu’il lui faut entreprendre avec son véritable auteur qui multiplie les indices – et je ne parle bien sûr pas seulement des nombreuses prolepses – lui rappelant en fonction bien sûr de son propre degré de connaissances, que c’est bien en bateau, doublement, qu’on le mène.
Pour ne prendre qu’un exemple, il est amusant de lire page 71 que le père de l’Hildegard dont le Béring de Boudier nous dresse le portrait répond au nom de Mester Hans Hämelin qui n’est autre que le nom du célèbre joueur de flûte de Hameln (Hamelin). Pipeau donc ce que raconte Boudier des amours de son héros. La belle Hildegard de Martin Saint Hilaire s’appelait en fait Anna Christina Pülse et le changement de nom témoigne ici d’un changement de régime à l’intérieur de la fiction qui s’affranchit relativement ouvertement de la vérité historique pour entrer dans une sorte de fantaisie sentimentale à caractère romantique pour rejoindre d’ailleurs assez vite le fantastique quand l’auteur en particulier imagine la survie posthume sur une bonne trentaine d’années du commandant Béring lui donnant ainsi l’occasion de recevoir à bord de son vaisseau qu’on pourra dire alors fantôme, aussi bien le capitaine anglais James Cook que son rival Bougainville ! Au passage, si je puis dire, est-ce à la vague actuelle de féminisme qu’on doit l’importance accordée par Yves Boudier à la figure de l’aventureuse Jeanne Barret qui sous son déguisement d’homme fut à bord de la Boudeuse, la première femme à accomplir le tour du monde. Boudier la fait abandonner son amant Commerson pour la marier à bord du Nathanaël de Béring à La Giraudais, capitaine de l’Etoile qui mourut lui aussi effectivement en mer. Elle sera, elle qui pourtant fut bien enterrée en 1807 au cimetière de l'église de Saint-Aulaye[5] aux bords de la Dordogne, une des dernières à accompagner dans le livre le commandant aux termes imaginaires de sa surprenante odyssée.
En fait d’ailleurs de passage il me faut remarquer encore que l’ouvrage de Boudier ne concerne pas que celui qui s’ouvre entre le nord de la Sibérie et le nord de l’Alaska, il concerne aussi celui que nous appelions autrefois trépas que la figure assise de V.J. Béring, à la fin du livre, comparée à celle de Charon, le passeur, évoque de façon puissante. « Il y avait dans sa silhouette une majesté de roi, doublée de la crainte qu’inspirait Hadès à nos ancêtres traversant le fleuve des enfers ». Ayant mis La Traversée du Styx ce magnifique tableau de Patinir, peintre qui me touche, depuis plus d’un demi-siècle que j’ai découvert son œuvre, en fond d’écran de l’ordinateur sur lequel je travaille, comment n’apprécierai-je pas cette vision finale ?
Pas si finale que cela d’ailleurs : le livre se termine, après que le personnage parvenu sur l’autre rive, eut terminé de brûler le Grand Aigle[6], qui depuis le début orientait ses expéditions, par le transport de son corps allongé « sur un treillis de ramures de bouleau liées entre elles par des lanières de jonc marin » que tire un renne « aux bois couverts de velours » guidé par deux enfants nubiles choisis parmi les plus beaux d’un village « Tlingit voisin », portant « la cape cérémoniale de la tribu Chikat, contre don du potlach de printemps ». On comprendra aisément le symbolisme de cette fin où « la crête des monts » - on repense alors au Mont Analogue de René Daumal – prend « forme de vague » pour nous plonger dans « l’ineffable ».
[1] C’est à proximité de ces îles Kodiak qu’il fut peut-être le premier européen à découvrir que Béring perdit la vie.
[2] Cette connaissance se remarque immédiatement à la richesse d’un lexique qui pour moi fait d’ailleurs l’un des grands attraits de ce livre singulier qui fourmille d’expressions de marine dont on se demande comment l’auteur qui n’est pas marin a fait pour les connaître et les employer avec une fluidité qui donne à son livre un caractère des plus pittoresques. On voit, on sent, on goûte effectivement à la richesse, l’épaisseur de tous ces mondes que le récit fait vivre ici pour nous. C’est aussi ce style d’un grand réalisme pittoresque qui nous empêche de croire à la fiction d’un auteur du XVIIIème. Comme cherche à y faire penser son sous-titre.
[3] Tiens, encore Saint-Hilaire ! Mar(t)in de Saint-Hilaire…
[4]
J’ai pensé bien entendu à diverses autres entreprises voisines. L’une peut-être
des moins connues puisque portant sur le domaine plus resserré du paysage et de
la botanique est celle de Marco Martella dans deux de ses livre, Jardin
perdu et Jardins en temps de guerre dont j’ai pu me rendre compte
qu’ils avaient assez souvent réussi à tromper leur monde. Jusque dans les pages
des magazines les plus huppés. http://lesdecouvreurs2.blogspot.com/2018/01/un-beau-livre-jardins-en-temps-de.html
[5] Sa tombe y est toujours visible.
[6] Allez, lisez donc le livre pour savoir de quoi ici il s’agit.
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