Contrebande de Laurent Albarracin est un recueil de sonnets coupé en son milieu d’une succession de quelques proses qu’on dira poétiques. Dans la ligne héritée de Ponge ces textes se détournent du lyrisme personnel, de l’expression directe des sentiments, pour prendre le parti des choses, considérées non dans leur particularité mais dans leur généralité. C’est à-dire leur idéalité de chose. Qui en fait n’existe pas. La mare, pas plus que la tondeuse Honda, les nuages ou la tasse de café, n’ont d’existence réelle. Ce sont ce qu’on appelle des concepts, des outils efficaces de pensée permettant l’échange et la communication, le déploiement de toute l’intelligence réflexive nécessaire pour se figurer et pour interroger le monde. Ce qui existe en fait déborde toujours et largement son nom. Existe en dehors du nom. Une mare dans sa réalité est toujours singulière. Est par exemple cette singulière étendue d’eau venue, après des jours de fortes pluies dans ma forêt d’Ecault, contrarier ma promenade en occupant tout le creux d’un chemin. De cette réalité en soi inconnaissable comme nous l’a bien appris Kant, je ne pourrai jamais construire qu’une représentation subjective dont les mots que j’utilise peineront toujours à signifier la débordante matérialité, mais suffisent en général à en donner l’idée.
L’idée. Oui. C’est dans un monde qu’on pourrait dire industrieux d’idées que la conscience se meut. Le poème est par excellence cet espace de création qui par la multiplicité des moyens qu’il met en œuvre – ô ces listes au nom barbare de figures qu’on faisait autrefois apprendre aux jeunes des écoles – permet d’explorer, parcourir, élargir, ce monde imaginaire d’idées qui par la grâce des référents à quoi toujours se voient lier les mots, convoquent dans leurs plis tout l’insistant miroitement du monde. L’erreur consisterait ici à chercher la lumière simplement dans la scène des choses alors qu’elle se produit en réalité d’abord sur la scène des mots. Dont le poète Mallarmé disait qu’ils s’allumaient dans ses poèmes de leurs feux réciproques. Opéra fabuleux écrivait quant à lui Rimbaud. Et je vois en effet dans les sonnets d’Albarracin comme dans les proses qui l’accompagnent cet éclat d’opéra. Opéra prosaïque, dirai-je, qui en dépit de la forme vieille que passe aujourd’hui pour être le sonnet ne fait pas se produire, danseuses en tutu qui se verront transformées en cygnes, mais tondeuse à gazon par exemple faisant humoristiquement signe au spleen baudelairien désamorcé ainsi de ses métaphysiques et obsessionnelles brumailles.
Ce qui chante alors dans cette forme d’opéra c’est toute la liberté d’invention d’un poète qui s’enchainant pourtant aux règles strictes du sonnet[1] et partant des choses les plus banales qui fournissent le décor quand même insistant de nos vies quotidiennes, s’élève allègrement jusqu’au cintre masqué des significations pour notre plus grande jouissance de lecteur ravi d’éprouver avec lui le plaisir que peuvent nous donner les mots quand ils s’affranchissent des lieux communs. Nous font réfléchir sur l’art de cet intervenant de troisième rang, comme le fait dire à Socrate le Platon de la République, qu’est celui qui entreprend avec toutes les ressources de la langue, de parfaire en toute intelligence, la relation complexe qu’il entretient avec chaque chose du monde.
Bande. Contrebande. Mais aussi sarabande. On apprécie dans ce nouveau livre d’Albarracin voir s’agiter, se transporter cette foule de mots, de signes, qui dans l’espace imaginaire toujours de la pensée poursuit avec les choses, la langue et toujours la littérature, son entraînant commerce, son ingénieux, récréatif et fructueux trafic. Loin des sentiers battus.
Découvrir des extraits du livre d'Albarracin.
[1] Sur le sonnet on rappellera pour commencer que l’art se nourrit de contraintes. Et que le sonnet l’une des formes les plus « cadrées » qui soient constitue pour ceux qui le pratiquent un puissant générateur d’idées. Les amenant par nécessité (celle par exemple de trouver telle ou telle rime, de condenser leur expression dans les limites d’un tercet ou au contraire de l’amplifier pour atteindre la fin d’une strophe…) à des trouvailles auxquelles ils ne seraient pas librement parvenus.
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